Les vagues tonnaient sourdement en éclatant contre la digue. Des gerbes d’eau gigantesques passaient par-dessus et retombaient dans la baie, de l’autre côté. Dans l’une des tours aux extrémités de la construction, contre les falaises, un groupe de soldats montait l’escalier vers l'allée supérieure. Dans le roulement de fond qui résonnait en continu, ils sentaient les vibrations de chaque coup porté par la mer. Le pas énergique de l’homme en redingote qui les menait, Edouard Des Urtini, suffisait à les convaincre de s’aventurer dans l'endroit le plus dangereux de la ville par cette tempête. Toujours le premier à prendre les risques, déjà trempé, il ouvrit sans hésitation une porte donnant sur la digue. Un coup de vent chargé d’embruns s’engouffra dans la tour et les arrêta. Sous ses cheveux noirs en bataille, grisonnants aux tempes, il plissa les yeux pour entrevoir l’allée qui s’étendait devant lui, prise dans un nuage mouvant de gerbes d’eau et d’embruns fouettant l’air en tous sens.
A travers cette brume obscure de tempête, entre deux retombées d’éclats de vagues, il parvint à distinguer une forme qui se tenait au milieu de la digue, bien plus loin. Sa robe rouge aidait à la repérer, ses longs cheveux blonds se tordant au vent.
Elle se tenait droite, dos à eux, tournée vers l’autre côté de la digue et les rivages dans sa continuité. Edouard regarda dans la même direction ; le temps l’empêchait de voir aussi loin, mais il savait que là se trouvait le port d’un chantier naval en train d’être dévasté par la tempête. Il n’avait aucun doute, connaissant cette femme : c’était bien ce qu’elle observait, et il pouvait même deviner qu’en l’occurrence, elle contemplait.
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Il eut un brusque soupir de colère indignée. Puis observant les éléments déchaînés, il se décida rapidement. Il se tourna vers ses hommes et cria pour se faire entendre dans le grondement de l’océan.
«â€¯Je vais l’aider à sortir de là. Restez ici.
— Vous êtes sûr, monsieur ? On devrait vous accompagner. »
Au regard sombre du soldat, il sut qu’ils avaient la même idée. On pouvait facilement prétexter un accident dans de telles conditions.
Edouard leur fit signe de rester à leur place et avança de quelques pas sur la digue. La femme en rouge tourna la tête vers lui.
Il dût s’accroupir pour résister au vent et à la force des gerbes d’eau qui le tiraient vers le bord en retombant dans la baie. Le soldat approcha alors d’un pas rapide, profitant d’une accalmie entre deux vagues, et le dépassa pendant qu’il se remettait debout. Il voulut lui crier de faire attention, mais le vacarme était trop grand. Le soldat le distançait rapidement. La femme en rouge, la tête tournée, toujours immobile, les regardait venir.
Une vague éclata contre la digue avec une telle violence qu’ils en ressentirent le choc résonner en eux-mêmes. Très haute, elle ne franchit pas seulement la digue comme le faisaient les autres vagues par leurs gerbes d’eau après s’être cassées sur cet obstacle ; elle se déversa aussi en partie directement par-dessus, là où marchait le soldat. La retombée était moins forte là où se trouvait Edouard, mais il dût tout de même s’accrocher à une chaîne scellée au sol. Quand il rouvrit les yeux, le soldat n’était plus là.
Un coup de vent porta à Edouard le cri des soldats qui appelaient leur camarade. Il le chercha du regard. Près de l’entrée de la tour, les soldats regardaient dans la baie, derrière la digue qui la protégeait de l’océan. Il se releva et observa par-dessus la rambarde tout en se maintenant accroché par la chaîne. Les eaux de la baie, d’ordinaire lisses et quasiment dépourvues de houle, déferlaient en vagues sur les rivages de la ville, et, tout près de la digue, bouillonnaient sous l’effet des trombes d’eau qui se déversaient une fois les vagues du large brisées sur la construction. Les soldats appelaient inutilement.
Edouard reporta un regard à la fois craintif et rageur vers la femme qui se tenait toujours au même endroit. Il sentit leurs regards se croiser, même à cette distance. Un murmure lui échappa. «â€¯Sorcière… »
Elle se détourna, et s’éloigna sur la digue vers la rive opposée. Bientôt, le mauvais temps la lui cacha, mais il se doutait qu’elle arriverait de l’autre côté sans problème.
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Au balcon de sa fastueuse demeure, Victoria Des Urtini observait la digue aux jumelles. Malgré la précision de l’instrument, elle devinait plus qu’elle ne voyait à travers le brouillard d’embruns. Elle ne savait pas que son père s’y trouvait, elle cherchait autre chose. Il était de notoriété publique qu’à chaque tempête, la femme blonde venait sur la digue, l’endroit le plus dangereux, et tous les habitants l’observaient alors. Victoria frissonna, plus intimidée par cette femme qui osait braver la mer, que par le vent qui faisait battre sa longue veste et parvenait à défaire quelques mèches de sa coiffure très serrée.
L’océan était en effet la chose que la ville de Keris avait le plus à craindre. Située dans une étroite vallée en-dessous du niveau de la mer, elle ne pouvait exister que grâce à la gigantesque digue qui reliait les falaises. La baie s’étendait entre ce rempart et la ville, recevait régulièrement des monstrueuses cascades d’eau qui passaient par-dessus. Victoria reporta son attention sur les vagues de la baie : elles assaillaient jusqu’aux édifices qui la bordaient. Même en plein centre-ville où se tenait la villa Des Urtini, on pouvait sentir la force de l’océan. La vallée répercutait les grondements marins en écho dans la cité, comme si les vagues roulaient dans les rues elles-mêmes.
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Les auditeurs du vieux marin s’étaient progressivement resserrés près de lui pour entendre sa faible voix. Dans la rumeur chaleureuse des conversations de la taverne, les récits du vieillard contrastaient par leur inquiétante bizarrerie, leur improbable étrangeté.
«â€¯… et on raconte que dans ces pays, des sorciers savent parler à la mer. Ils comprennent ce que disent les vagues, ils savent lire dans l’écume… »
La tenancière s’approchait aussi pour écouter, tout en essuyant les chopes de bière. Dans un coin, des pêcheurs recousant leurs filets tendaient l’oreille. Parmi eux, la femme en rouge avait recouvert sa robe d’une grande cape usagée, et relevé ses cheveux sous un fichu comme en portaient les poissonnières et les marchandes de coquillages. Elle était la plus experte en réparation des filets, et pour le cacher, elle prenait tout son temps, savourant les récits du vieux marin.
«â€¯… et comme elle n’avait pas changé depuis qu’il était enfant, il comprit qu’elle était une déesse ; et comme elle venait de lui rendre sa bague perdue en mer grâce à un poisson échoué, il comprit qu’elle était la mer. Alors, il voulut la convaincre de commander aux vagues et aux marées pour servir son armada ; elle refusa et plongea du haut de la grande tour. Il ne la revit jamais, et ses bateaux coulèrent tous… »
La femme en rouge sourit doucement, comme à un vieux souvenir. Elle appréciait aussi comme un compliment la fascination des auditeurs pour ces histoires, et même leur crainte.
«â€¯… elle passe ainsi sous forme humaine dans certains endroits, elle reste avec quelques personnes un temps, puis elle disparait. Elle peut être n’importe qui, reine ou simple pêcheuse… Parfois, pendant toute une vie, on ne sait pas qu’elle est là ; quelqu’un s’en aperçoit un jour, quand elle est déjà partie. Par des légendes de la terre entière, voilà ce qu’on raconte… »
Un homme maugréa, affalé sur un banc contre le mur. Certains tournèrent la tête avec désapprobation vers ce marin ivre qui les dérangeait. Après quelques grommellements, il haussa la voix. «â€¯C’est une tueuse ! »
Il se redressa pour s’asseoir correctement.
«â€¯Moi aussi j’étais amoureux de la mer, au début, comme tous ceux qui rêvent du large. Mais tous ces naufrages… J’ai perdu tellement d’amis comme ça… »
Les autres s’assombrirent. Ils avaient tous subi, au moins une fois dans leur vie, la sauvagerie de la mer, des deuils à cause de naufrages.
«â€¯Si je la voyais, là, ta sirène… Je lui tordrais le cou ! Maudite ! » lança-t-il avant de se renfrogner à nouveau dans son coin et ses idées noires.
La femme en rouge aussi avait perdu son sourire. Mais à la différence des autres, elle n’était pas attristée. Elle examinait le marin avec sévérité. En d’autres temps, elle aurait puni ces insultes.
​
*

Aux abords du palais royal de Keris, elle retira sa cape misérable et le foulard de ses cheveux. Les gardes la reconnurent rapidement comme elle avançait droit vers les grilles. Il n’y avait personne d’autre dehors par cette tempête, et sa tenue était facilement identifiable, car totalement démodée. Elle n’avait pas la silhouette que donnaient les corsets portés par les élégantes, mais une robe d’un autre temps, d’une coupe simple évasée en bas. Avec ses longs cheveux défaits, sans aucun accessoire à la mode, elle semblait sortir du Moyen-Âge, alors que passaient derrière elle quelques voitures à moteur sur la route goudronnée, dans la lumière des réverbères à gaz.
Un garde lui ouvrit une porte latérale. «â€¯Princesse », salua-t-il tout en inclinant la tête. Elle emprunta l’allée bordée d’ifs jusqu’à l’entrée du palais, où d’autres gardes lui ouvrirent. Dégoulinante d’eau de mer, elle trempa le sol de marbre à son passage dans les couloirs. Une voix grave et mécontente l’arrêta.
«â€¯Morgane ! »
Un homme à l’imposante carrure, à la barbe sombre et fournie, venait de la voir et bifurqua vers elle. Ils avancèrent l’un vers l’autre du même pas résolu, ne s’arrêtant qu’une fois arrivés face à face, très proches. Ils s’observaient sans rien dire ; lui, cherchant visiblement à réfréner sa contrariété, inquiétant par sa stature de guerrier, très grand, mais elle l’était aussi ; au regard volontaire d’acier bleu, comme elle ; et elle, l’examinant pour deviner par quoi il allait commencer, le sondant avant même qu’il ouvre la bouche. Il finit par lâcher d’une voix blanche de colère contenue :
«â€¯Pourquoi as-tu fait ça ? J’ai besoin de ces bateaux !
— Non, je te l’ai dit.
— Bien sûr que si ! Avec quoi allons-nous combattre nos ennemis maintenant ?
— Tu n’as pas besoin de ces bateaux. Ce ne sont pas eux qui protègent Keris, c’est moi. J’écrase tes ennemis d’un revers de vague, tu le sais.
— Je suis roi de Keris. C’est à moi d’agir pour la cité, à moi de nous défendre. Je ne veux pas me reposer sur toi. Je dois faire quelque chose moi aussi. Arrête de combattre à ma place.
— Tu ne peux pas empêcher les vagues de rouler dans l’océan », dit-elle en voulant poursuivre son chemin. Il la retint par les épaules et plongea son regard dans le sien.
«â€¯Laisse-moi faire ma part ! insista-t-il d’une voix plus timbrée.
— Je te laisse gouverner Keris. Il y a suffisamment de choses à y régler.
— Si tu me laisses gouverner, tu dois me laisser décider de ma politique. Personne ne comprendrait que Keris se passe de bateaux de guerre.
— On s’en moque !
— Mais non, enfin ! Il y a des choses humaines que tu ne saisis pas… Sois au moins favorable aux bateaux des alliés.
— Je me mets en tempête quand j’en ai envie, pas sur commande.
— Tu m’as pourtant souvent aidé quand je te le demandais.
— J’en avais envie. Mais maintenant ton empire s’est assez étendu et imposé. Je ne te soutiendrai pas pour plus de conquête.
— Mais le temps est à l’expansion ! Au développement, à l’industrie !
— Ce n’est pas ça le pouvoir. Vous vous battez entre rois pour le contrôle des océans. Oublie. Vous ne pouvez pas me dompter. Ce n’est pas comme ça que fonctionne le monde.
— C’est comme ça que fonctionnent les empires.
— Il y a plus puissant que les empires. Ne nous contrarie pas. »
Il leva les yeux au ciel avec un soupir exaspéré, retenant ce qu’il voulait dire mais qu’il savait inutile avec elle. Il lui fit remarquer :
«â€¯Si quelqu’un t’entendait dire des choses pareilles à ton propre roi, à ton père… »
Elle sourit. Il savait pourquoi : il n’était ni l’un ni l’autre.
«â€¯C’est ce que tout le monde croit, ajouta-t-il, alors fais attention.
— Ce n’est pas dans ma nature de me contrôler.
— Je sais », chuchota-t-il en se tournant vers la baie vitrée qui offrait une vue sur la mer déchaînée.
Il resta ainsi un instant, silencieux. Elle s’approcha alors et le prit dans ses bras, en disant doucement : «â€¯Ne t’inquiète pas, Gautier, je te soutiens comme toujours. Est-ce que tu n’as pas attrapé un espion hier ? Je suis prête à t’aider avec lui si tu veux. »
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*
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Par ses verrières, la halle des expositions illuminait la nuit de Keris. Voitures à cheval et à moteur se pressaient à l’entrée pour déposer du beau monde en haut de forme ou en robe soyeuse. Sous ses armatures de métal, l’édifice accueillait un événement assez important pour attirer le roi et la princesse. Au bras l’un de l’autre, entourés d’agents en costume noir et chapeau melon, Morgane et Gautier passaient dans les allées du Salon scientifique et s’entretenaient avec les chercheurs et inventeurs qui proposaient expériences et démonstrations. De la fumée planait à certains endroits, échappée de machines à pistons ; des rouages et engrenages vrombissaient et cliquetaient par-dessus le brouhaha des visiteurs, et de fugaces éclairs courant sur des appareils électriques en inquiétaient quelques-uns. Morgane s’attarda plus longuement auprès des deux maîtres ingénieurs de la digue, qui expliquaient grâce à une maquette comment le système de vannes utilisait les marées pour produire de l’énergie. Gautier revint près d’elle et s’excusa de les interrompre.
«â€¯Il s’inquiétait pour toi », l’informa-t-il en lui montrant Edouard, qui la salua d’un bref hochement de tête et dit gravement :
«â€¯Vous faites peur à tout Keris en allant sur la digue par ces tempêtes, princesse.
— C’est pour ça que vous y êtes monté aussi ?
— Pour vous aider, exactement.
— Ce n’est pas la peine, vous savez bien que je m’en sors toujours.
— Pour l’instant. Car on n’a pas toujours cette chance. Un de mes hommes y est resté, vous vous souvenez ? »
L’expression de Morgane s’assombrit. Elle l’avait oublié en effet. Innombrables, des vies et des morts se jouaient en permanence dans les océans, elle ne pouvait pas se concentrer et s’appesantir sur chaque détail. Edouard remarqua son attitude et secoua la tête avec un soupir offusqué. Il se tourna vers le roi, et s’étonna intérieurement que, comme chaque fois, Gautier ne bronche pas devant le caractère de sa fille. Edouard le connaissait assez bien pour savoir que la réaction de Morgane le gênait en public, mais seulement parce que c’était en public, et pas pour ce que cela révélait d’elle. Il en était venu à suspecter que Gautier savait quelque chose d’indicible sur sa fille, lui-même devinait en elle quelque chose de radicalement étrange. Même à la dernière mode dans sa robe du soir et sa coiffure relevée, elle avait l’air différent de toutes les autres femmes. Il savait que Gautier répondrait plutôt par des paroles de réconfort pour la famille du disparu, alors il enchaîna :
«â€¯Ce n’est pas la seule perte que cette tempête a causée. Elle a détruit mon chantier naval, les bateaux qui étaient en construction. Les gens ne me parlent que de ça. Je suis ici pour présenter les dernières trouvailles de mes manufactures, et on ne me parle que de ce que j’ai perdu. Mais je compte bien rappeler à tous, ajouta-t-il en s’adressant à Morgane, que mes usines travaillent sans relâche pour le progrès industriel et la gloire de Keris.
— Pour les avancées de la science, compléta-t-elle. En tant que mécène de cet événement, je voudrais vous prier d’ajuster votre discours à la situation, nous sommes au Salon scientifique.
— Et pour l’expansion de Keris. Je voudrais rappeler que nous sommes aussi dans un monde mené par les conquêtes. Nous serons celle d’une autre cité si nous ne nous défendons pas. Les avancées industrielles doivent être mises au service de notre défense.
— Il y a différentes façons de s’assurer la paix.
— Ce n’est pas le moment », les coupa Gautier.
Ils se retinrent tous deux de hausser le ton. Sans lui, ils étaient toujours prêts à s’affronter. Il attira leur attention sur la démonstration de la digue et engagea la conversation avec les ingénieurs, forçant Edouard et Morgane à écouter et se taire.
L’esprit était beaucoup plus détendu près des tables de restauration. Leur repas terminé, les convives s’étaient levés et savouraient des coupes de champagne tout en discutant. Un homme souriant aux yeux effilés, aux cheveux châtains, la barbe et la moustache soignées, faisait rire des femmes élégantes. Il replaçait délicatement les pétales d’une fleur qui ornait la coiffure d’une d’entre elles, quand il aperçut Victoria Des Urtini, visiblement prise au piège d’une conversation ennuyeuse. Bien différente des charmantes compagnes du dandy, ses cheveux noirs trop tirés et sa tenue trop stricte pour ces circonstances mondaines lui donnant un air coincé, le regard fuyant et sauvage, la jeune femme était à l’évidence mal à l’aise dans cette parade sociale. Il murmura quelque chose à l’oreille de sa voisine, s’excusa auprès de ses amis et les quitta. Quand Victoria le vit arriver vers elle, son visage s’éclaira.
«â€¯Vous survivez ? lui chuchota-t-il. Comment vous êtes-vous retrouvée avec ces monstres ?
— Père m’a lâchée pour aller se disputer avec la princesse.
— Ah ! fit-il en levant les yeux au ciel, habitué à ces crises. Bonne soirée à vous, lança-t-il plus fort aux interlocuteurs de Victoria en l’emmenant par le bras.
— Merci, Alfred, lui souffla-t-elle.
— Attendez, vous n’avez encore rien vu. J’ai quelque chose pour vous. Par ici. »
Il la mena au stand d’un fabricant de scaphandres, qui sortit une boîte de sous une table. Alfred l’ouvrit en demandant à Victoria :
«â€¯N’est-ce pas ce que vous cherchez ?
— Mais si ! » s’écria-t-elle ravie après un instant d’inspection.
La boîte contenait une pièce mécanique en spirale aux rouages incompréhensibles pour un non-connaisseur. Victoria semblait si contente qu’on aurait cru qu’il venait de lui offrir des diamants. Le sourire d’Alfred changea. Il n’était plus séducteur, mais réellement attendri.
«â€¯Alors c’est à vous, dit-il en lui tendant la boîte.
— Merci, merci ! Comment avez-vous obtenu une pièce pareille ?
— Mieux vaut ne pas demander… Vous m’emmènerez faire un tour avec votre merveille quand vous l’aurez terminée ?
— Evidemment ! Je ne lui ai pas encore trouvé de nom, mais le…
— Qu’y a-t-il ? »
Elle s’était interrompue et avait repris son air renfermé, fixant une large fenêtre qui reflétait Gautier et Morgane se diriger vers eux.
«â€¯Ils ne savent pas que je les ai vus, dit-elle. Je vais aller voir les démonstrations.
— Filez, je vous couvre, salua-t-il en s’inclinant. Majesté ! Princesse ! s'écria-t-il d’un ton étonné une fois tourné vers eux.
— Pardonnez-moi, sourit Gautier, j’ai peur qu’on ne vienne vous gâcher la soirée.
— Même si en l’occurrence, je ne vous comprends pas, dit Morgane avec un regard vers Victoria plus loin. Toujours aussi sombre et revêche, sans aucune confiance en elle...
— Eh bien, c’est dur d’en avoir si on ne nous en donne pas, répondit Alfred.
— Son père la destine à prendre sa succession à la tête des industries familiales, ce n’est pas une preuve de confiance ?
— Vous ne savez pas tout.
— Mmm… fit-elle sans grand intérêt.
— C’est pour vous que nous sommes là, leur rappela Gautier. Vous vous souvenez du pseudo-marchand que vous avez arrêté hier ? »
Subitement, Alfred perdit tout sourire, toute douceur disparut de son expression, son regard devint tranchant. Insensiblement, sa posture elle-même se modifia, passant de la nonchalance à une droiture presque militaire.
«â€¯Bien sûr, Majesté.
— Interrogez-le demain à la première heure. Et, précisa-t-il plus bas, pas dans vos locaux de la police. Sur une plage, comme pour…
— Je me souviens.
— Venez à celle du palais, vous y serez tranquille. Et seul avec lui, sans vos employés. Mes gardes seront à votre disposition.
— A vos ordres, Majesté.
— Bien. Essayez quand même de profiter du Salon, je sais bien qu’en tant que chef de la police vous considérez devoir travailler en permanence…
— J’essaierai », fit-il en reprenant son sourire mondain, avec un regard vigilant sur l’ensemble de la halle des expositions.
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La mer était presque calmée le lendemain matin. Les habitants faisaient le compte des dégâts. Entendant des bruits de tôle et des résonnances métalliques pendant qu’elle prenait son petit-déjeuner, Victoria les suivit jusqu’à la piscine d’intérieur de la villa. Des ouvriers travaillaient à la tuyauterie, endommagée par la tempête.
Elle s’arrêta en prenant conscience du plus grand changement de la salle : soit par les problèmes de tuyauterie, soit par les ouvriers pour la réparer, la piscine avait été vidée.
Peu lui importait la raison. Elle resta un instant à s’assurer qu’elle ne se trompait pas, et sentit un poids immense s’envoler.
Elle parvint ce matin-là à se concentrer mieux que d’habitude dans l’atelier personnel où elle passait son temps libre. Depuis des années, elle venait là se détendre à construire différentes sortes de machines, développant ce qu’elle apprenait en cours de physique et de mécanique. Cette dernière année, elle travaillait à un engin étrange, bulle de métal à hublots pourvue d’hélices à l’arrière, et y ajouta la pièce offerte par Alfred. Elle avait perdu son regard fuyant, avait des gestes assurés en assemblant des pièces, les traits détendus. Là, elle savait ce qu’elle faisait, ce qu’elle voulait avec ses projets mécaniques, elle réussissait à se concentrer totalement, sans ses peurs qui restaient d’ordinaire en arrière-pensée. Elle ne faisait plus attention aux cheveux qui lui tombaient devant le visage, elle chantonnait même, et Alfred qui l’avait vue ainsi une fois, au milieu des boulons, s’était surpris à penser qu’elle pouvait être jolie. Elle était sûre qu’il savait à quel point cette activité comptait pour elle, et elle le remerciait intérieurement de contribuer, par pièces détachées, à ces moments de sérénité.
Lui, sur la plage du palais, amenait l’espion de force dans l’eau des vagues. Situé sur un versant de falaise, le palais n’avait pas sa plage sur la baie fermée par la digue, mais sur la côte où les vagues roulaient librement. Seul l’édifice offrait une vue sur cette plage, des rochers surplombants la cachant aux promeneurs de la côte. Comme le lui avait assuré Gautier, Alfred y était tranquille pour mener son interrogatoire. Quelques gardes l’accompagnaient. Il maintint le prisonnier à genoux dans l’eau jusqu’au torse, le flux et reflux atteignant parfois sa tête.
Les questions commencèrent. Alfred cassait brutalement sa résistance et lui arrachait des réponses. Comme on l’avait amené dans la mer, il était persuadé qu’on le noierait à moitié pour le faire parler, mais si Alfred le frappait, il n’utilisait pas l’eau comme moyen d’interrogatoire. Sonné, le prisonnier en vint à demander :
«â€¯Pou… pourquoi est-ce qu’on fait ça là ?
— Une coutume », répondit Alfred.
En réalité, il n’en savait rien. Il ne savait pas pourquoi le roi exigeait quelquefois ces conditions, qu’il ne devait révéler à personne. Il pouvait deviner que Gautier l’observait de loin depuis une véranda du palais, mais il ne se serait jamais douté que Morgane était aux côtés du roi à chaque fois. Elle ne regardait pas forcément, elle n’avait pas besoin de ses yeux. Elle savait tout par la mer, et elle démêlait pour Gautier le vrai du faux, détaillait chaque point pour lequel elle savait quelque chose.
«â€¯Il ment. Alfred lui a demandé si leurs bateaux étaient déjà armés et prêts à faire la guerre et il a dit non, que leurs canons ne sont pas tous prêts, mais je sens qu’il ment. »
«â€¯Là, il ne ment pas mais il se trompe. Il dit que des diplomates sont partis négocier une alliance au nord, mais je sens que leurs bateaux font route vers l’est. Ils lui ont certainement fait croire ça pour qu’il nous induise en erreur au cas où il se fasse capturer. »
Un moment, Alfred attendit que le prisonnier crache et retrouve sa capacité à parler car il venait de lui casser des dents. Morgane dit alors d’un ton affectueux :
«â€¯Il y a trois choses que j’aime bien chez Alfred. Le plus important, c’est qu’il se soucie sincèrement du bien-être de Keris. Deuxièmement, il est bel homme.
— Et troisièmement ?
— Comme toutes les personnes que j’aime. Il peut être violent. »
Gautier eut un sourire sauvage, se souvenant des exploits guerriers qui lui avaient valu l’admiration de Morgane lors de leur rencontre, qui l’avaient décidée à le soutenir. Quand ils étaient seuls tous les deux, il n’avait aucune honte en y repensant, alors que les habitants de Keris en auraient été horrifiés, et que même la morale relative de ses propres conseillers lui en donnait mauvaise conscience. Mais pas avec Morgane. Il y avait avec elle un lâcher-prise total sur ces considérations. Il en avait parfois peur, mais la plupart du temps il adorait cette liberté. Il lui passa tendrement la main sur la joue.
Alfred reprit ses questionnements.
«â€¯Il y a une rumeur sur toi… dit Morgane. Ils ont remarqué que tu sembles toujours savoir ce qu’ils vont faire, ils disent que tu es un sorcier qui commande à la mer…
— Ils ne sont pas loin de la vérité. Tant mieux. Qu’ils aient peur.
— Oh, Edouard remplit sa piscine avec de l’eau de mer… » dit-elle du ton surpris de quelqu’un qui vient de remarquer quelque chose d’incongru.
Gautier haussa les sourcils, étonné de cette digression. «â€¯Désolée, s’excusa-t-elle, je n’avais jamais vu cette salle-là. Jolie mosaïque en fond de piscine… »
​
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Victoria traversa l’entrée de la villa Des Urtini d’un pas léger, dans sa robe de ville la plus confortable. Mais arrivée à la porte, elle ne put l’ouvrir, et eut un instant de stupeur. Elle se tourna vers une commode pour chercher la clé, mais avant qu’elle ait pu ouvrir un tiroir, Edouard passa nonchalamment dans l’entrée.
«â€¯On est jeudi, où voulais-tu aller ?
— Je… La piscine est vide…
— Plus maintenant. C’est arrangé. »
Elle se figea et pâlit. Il eut un tic d’agacement.
«â€¯Allez, va te préparer. »
Plus tard, alors que Morgane avait rejoint les équipes de plongeurs en scaphandre pour vérifier l’état de la digue, elle prêtait de plus en plus d’attention à ce qui se passait dans la piscine d’Edouard. Elle connaissait la digue par cœur, et elle pouvait aider aux réparations et aux prises de mesure tout en se concentrant sur le cours de natation qu’il donnait à sa fille.
C’était une catastrophe. Victoria avait peur de l’eau, Edouard s’énervait et la rabaissait. Il s’y prenait d’une façon qui ne faisait qu’accroître sa peur. De ce que Morgane comprenait, cela durait depuis des années sans progrès significatif. Plus le cours avançait, plus Edouard s’irritait. Victoria ne parvenait pas à atteindre l’objet lâché au fond de la piscine, mais Edouard s’acharnait, lui remettait lui-même la tête sous l’eau pour qu’elle réessaie. Elle y retournait pour s’éloigner de lui, mais malgré toute la force de sa colère qu’elle mettait à nager le plus vite possible, elle ne réussissait jamais à aller jusqu’au fond, sa colère accélérant également sa respiration. Revenue en surface, elle criait qu’elle en avait assez et que ça ne servait à rien, il lui criait d’y retourner et ça recommençait.
Lors d’un instant qu’il lui accorda pour tousser et recracher de l’eau après avoir bu la tasse, il baissa la voix pour tenter de la raisonner, la tenant par le bras pour l’empêcher d’en profiter pour s’échapper.
«â€¯C’est toi qui dirigeras nos usines navales, tu dois devenir une experte. Je sais que tu as peur de l’eau, mais justement, avec tous nos navires, notre industrie te permet de prendre le contrôle sur l’eau. Alors profites-en. Tu es la seule personne qui peut avoir cette chance. »
Elle voulait visiblement répondre quelque chose, mais essoufflée et tremblante, elle avait encore besoin d’un moment pour pouvoir parler. Edouard ne le lui donna pas et la repoussa dans l’eau.
Ce que Morgane découvrait de leur relation retint progressivement toute son attention. Elle fit signe aux plongeurs qu’elle remontait en surface, où elle rendit le scaphandre, puis elle repartit nager dans la baie. Elle replongea sous l’eau et passa par des endroits où elle savait que personne ne la verrait respirer sans matériel. Le scaphandre ne servait qu’en tant que costume destiné à la faire passer pour une humaine normale. Quand les plongeurs avaient le dos tourné, elle remettait en place, en les repoussant seule, des blocs de pierre de la digue qui s’étaient légèrement décalés au cours du temps, et dont le réalignement aurait nécessité des travaux entiers. Elle déchaînait des tempêtes, mais elle voulait que la digue tienne.
Elle sortit de l’eau sur une plage et s’y assit, se concentra sur le cours de natation de Victoria. Agrippée au bord de la piscine pour résister à son père qui voulait la repousser sous l’eau, la jeune femme répondait en le tutoyant dans sa colère.
«â€¯Laisse-moi !
— Tu n’auras pas de meilleur professeur que moi, je suis le meilleur nageur de Keris. Et tu es ma fille, alors tu peux le faire, enfin !
— Il n’y a pas besoin d’être aussi bon nageur pour diriger les usines. Je suis douée dans plein d’autres choses qui me seront utiles, en sciences, en mécani…
— Si, tu en auras besoin !
— Je connais toutes les machines que produisent nos manufactures aussi bien que nos ingénieurs ! Le réseau de nos relations utiles, comment les gérer, tu m’as même appris des tactiques militaires navales, j’ai suivi quand tu les as utilisées, je sais même me battre !
— Ça ne te suffira pas ! On travaille la mer, tu dois savoir te débrouiller quand tu es dedans ! »
Prouvant ce qu’elle disait, elle se défendit en quelques coups contre lui, mais elle manquait d’appui dans l’eau et il l’y relança facilement. Ce fut le dernier essai de Victoria pour cette fois-là ; Edouard s’éloigna sur le côté pour s’essuyer, et quand elle émergea, elle se rua hors de la piscine, hors de la pièce, et se précipita à travers la villa vers leur salle d’armes, trempant parquet et tapis à son passage.
Elle claqua la porte, et se défoula contre le sac d’exercice suspendu, le frappant en criant rageusement.
Sur sa plage, Morgane était fascinée. Elle sentait ce qu’éprouvait la jeune femme et elle compatissait, mais elle était surtout exaltée d’avoir découvert cet aspect de la relation entre le plus puissant armateur industriel de Keris et son héritière. Elle comptait bien en tirer profit, et son sourire avait quelque chose de féroce.
Elle ressentit la colère de Victoria jusqu’à ce que la sueur de l’exercice l’emporte sur l’eau de la piscine. Sur la côte, la tempête s’était calmée, mais Morgane reprenait une intense activité intérieure et la mer continua de bouillonner sourdement.