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Episode 3
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Les croyances de Keris

Quand le soleil se levait sur Keris, on pouvait voir, sur les plages, des gens de tout âge debout dans l’eau, parlant chacun de leur côté. Ils pouvaient méditer en silence n’importe où, mais s’ils priaient l’océan ils le faisaient dans l’eau et à voix haute. Morgane se débrouillait pour que les meneurs du culte en rappellent régulièrement l’importance. Autrement, comment aurait-elle pu savoir ce qu’ils réclamaient, ce pour quoi ils la remerciaient, savoir qu’ils lui rendaient hommage pour qu’elle leur soit favorable ? Ils essayaient autant que possible de le faire tôt le matin, pour placer leur journée sous de bons auspices. En se réveillant, Morgane écoutait les prières des Kerisiens plus que celles du reste du monde, parce que c’était sa ville préférée. Et elle en satisfaisait certaines, le plus souvent des demandes de pêche abondante. Certains s’habillaient en rouge exprès pour prier, couleur qu’ils revêtaient pour les jours de culte, ou mettaient au moins un élément rouge dans leur tenue. Edouard prenait soin d’en porter le moins possible.
Certains voulaient simplement faire plaisir à leur divinité et jouaient de la musique, chantant ou jouant d’un instrument les pieds dans l’eau. Ces mélodies et ces paroles remontaient à si loin dans la culture de Keris, que de nombreux habitants ne partageant pas cette foi les jouaient par simple goût musical. Sauf Edouard, qui n’aurait jamais accepté cette musique chez lui.
Quand les bourgeois industriels voyaient des Kerisiens en rouge se diriger vers les plages, ils avaient un sourire narquois et échangeaient des moqueries sur ces esprits faibles qui croyaient à des fables surnaturelles. Mais eux-mêmes changeaient de trottoir en croisant un chat noir, jetaient le sel par-dessus leur épaule à table... Edouard évitait autant que possible de traiter avec ce genre de personnes.
Certains ouvriers des usines sur le fleuve n’avaient pas le temps de passer par la plage avant d’aller travailler, et sur le chemin, ils jetaient dans le fleuve des coquillages ou des petites figurines taillées dans le bois ou dans l’os pour que le courant porte ces cadeaux jusqu’à la mer. Mais ils le faisaient en cachette d’Edouard, car s’il les voyait faire, il se mettait à les traiter plus durement.
Ceux qui croyaient que la mer était sacrée laissaient les mouettes et toutes sortes d’oiseaux marins faire ce qu’elles voulaient dans leur jardin. Edouard, lui, autorisait son jardinier à tirer dessus.
D’autres pratiques que celles du culte à la mer avaient également cours dans la cité. Certains brûlaient de l’encens près de portraits ou de photographies de proches disparus, tentaient de leur parler en faisant tourner les tables, de s’influencer mentalement par magnétisme... Quand ses amis s’y adonnaient par curiosité après un dîner, Edouard s’isolait dans une autre pièce, fumant la pipe s’il décelait une odeur d’encens.

Edouard ne l’avait jamais fait. Même si seuls les adeptes les plus intégristes croyaient cette légende vraie, cette coutume persistait, trop ancrée dans les traditions kerisiennes pour que les habitants y renoncent, même ceux qui ne croyaient en rien. Quel que fût leur degré de foi, tous acceptaient l’empreinte que la croyance dans le surnaturel avait laissée dans leur culture. Sauf Edouard.
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Une coutume kerisienne consistait à répandre de l’eau de mer sur le pas de la porte lorsqu’on s’installait dans une nouvelle maison, en hommage à la sirène qui, selon la légende, avait construit la ville, pour s’attirer ainsi sa protection de bâtisseuse contre la furie de l’océan.
Victoria était en nage. Morgane rendait l’entraînement d’escrime juste assez difficile pour que la jeune femme puisse suivre, mais suffisamment pour qu’elle doive se surpasser. La princesse était gauchère,
et elle changeait régulièrement de main afin de corser les choses.
Elle se mettait toujours à la limite de se laisser vaincre, Victoria pensait
constamment être sur le point de l'emporter et n'avoir plus qu'à s'appliquer davantage un

instant, mais elle n’arrivait jamais à prendre le dessus et se trouvait ainsi à redoubler d’efforts en permanence. Elle comprenait que Morgane s’adaptait au niveau exact qui la forçait à donner le meilleur d’elle-même. Son maître d’armes lui-même ne parvenait pas à rendre ses entraînements aussi difficiles.
Morgane mit fin à l’échange en la vainquant avec une aisance prouvant qu’elle pouvait le faire dès le début. Victoria se laissa tomber sur le sable de la plage du palais, épuisée. Elle avait pu constater l’adresse de la princesse la veille, mais elle pensait tout de même tenir mieux que cela. Elle se savait forte, et son ego venait d’en prendre un coup. Mais Morgane commenta :
« Excellent ! Et dire que vous êtes toute timide en société… Je n’aurais jamais deviné que vous étiez si féroce. Honnêtement, je me demandais si vous viendriez.
— J’étais curieuse. De mon côté, je n’aurais jamais deviné que vous étiez si bonne combattante. »
Elle se releva, reprit son épée et se remit en garde.
« Arrêtons-nous là pour aujourd’hui, décida Morgane. Je dois aller voir quelque chose. Mais vous pouvez m’accompagner, si vous voulez.
— Oh, fit-elle déçue. Où ça ?
— Aux Roseaux. »
Victoria ne répondit rien. La plage des Roseaux était connue pour abriter le culte à la mer rassemblant le plus d'adeptes. Devant l’expression méfiante de la jeune femme, Morgane sourit.
« Je suis sûre que votre père vous l’aura décrit comme un endroit affreux… »
C’était vrai. Il n’avait même pas besoin de lui interdire d’y aller, tant cela paraissait évident quand il en parlait. Mais elle n’était pas étonnée que Morgane y participe ; de nombreux nobles s’y rendaient, ayant à cœur de perpétuer une tradition importante de leur cité ; mais surtout, elle avait plusieurs fois entendu son père traiter la princesse de sorcière.
« … mais vous venez de dire que vous étiez curieuse, fit remarquer Morgane.
— Alors juste pour regarder, accepta-t-elle après une seconde de réflexion. Je refuse de participer à quoi que ce soit.
— Bien sûr, je comprends. »
Elle fit signe à un soldat qui gardait la plage, et qui lui amena un grand cheval noir. Elle proposa à la jeune femme de monter en croupe. Contrairement à ce à quoi Victoria s’attendait, elles ne remontèrent pas le chemin zigzaguant sur la falaise, mais se dirigèrent vers la pointe qui se jetait dans la mer. Il n’y avait pas de passage. La plage du palais formait une petite crique fermée par des falaises battues par les vagues.
« On peut passer, par là ? demanda-t-elle.
— Oui, je connais le rythme des vagues, vous verrez. »
Chaque reflux de vague s’éloignait plus loin que le précédent. Le temps que les cavalières parviennent au pied de l’escarpement, les vagues se brisaient suffisamment loin pour que l’eau les atteignant ne soit pas un obstacle. Elle montait presque en haut des jambes du cheval et il devait rester proche de la falaise, mais il pouvait passer.
Il arriva sur la plage qui s’étendait de l’autre côté. Victoria entendit bientôt le roulement marin se faire plus fort derrière elle. Se retournant, elle vit les vagues reprendre leur terrain et se briser à nouveau contre la roche.
Une fois arrivées, Victoria put apercevoir de nombreuses silhouettes, rouges pour la plupart, à travers les rangées de roseaux qui sculptaient la plage en lignes de dunes et qui lui donnaient son nom. Certains adeptes se tenaient debout dans la mer, d’autres simplement à discuter sur le sable, mais la plupart se regroupaient vers le fond de la plage, devant une modeste maison de pierre.
Les deux femmes descendirent de leur monture. Victoria prit alors conscience que la tenue de Morgane était rouge. Comme elles se dirigeaient vers la maison, elle reconnut deux ou trois personnes de l’entourage du roi et même de son père. Certains saluèrent Morgane d’un signe de tête. Elles s’arrêtèrent près du groupe, qui écoutait une vieille femme assise sur un rocher. Un chaudron était posé par terre à côté d’elle. Des adeptes venaient parfois, avec des coquillages, y puiser une sorte de bouillon puis le boire.
« C’est sa maison, chuchota Morgane. C’est elle qui dirige le culte ici. »
Elles se turent et écoutèrent. La vieille femme mélangeait récits, prières et explications, dans un discours qui faisait globalement l’éloge de la grandeur de la mer et qui incitait à ne pas chercher à se faire plus fort qu’elle. La digue était la seule entrave à la force marine qu’acceptaient les fidèles, car ils croyaient que c’était l’œuvre de leur divinité elle-même. Morgane observait du coin de l’œil comment Victoria recevait ce discours. La jeune femme écoutait calmement, l’expression neutre.
« Je ne comprends pas, murmura Victoria.
— Quoi donc ?
— Elle pousse à se débarrasser des envies de pouvoir sur la mer, mais elle assure aussi qu’on peut s’en faire une alliée ? Quand on cherche à nouer des alliances, c’est bien qu’on a des envies de pouvoir…
— Pas forcément. Cela peut être simplement pour s’assurer une protection. Et elle veut dire que ce n’est pas en cherchant à dominer quelque chose qu’on s’en fait un allié.
— Alors comment ? Oh, je vois… devina-t-elle. En rejoignant le culte, c’est ça ? Je change ma question, alors : est-ce que c’est possible de se faire de la mer une alliée sans rejoindre le culte ?
— Vous tomberez forcément sur certains adeptes qui vous diront que non. Mais personnellement, je pense qu’il suffit de ne pas chercher à se faire plus fort que la mer, comme l’a dit Philippa, précisa-t-elle d’un geste vers la vieille femme.
— Mais la digue ? Philippa considère que la mer est alliée de ses ingénieurs qui en tirent de l’énergie, mais s’ils se servent de la mer c’est bien qu’ils cherchent à s’en rendre maîtres, non ?
— Non, imaginez un bateau, c’est pareil. On ne peut pas vraiment dire qu’un bateau domine la mer. Elle le porte, mais tout le monde sait qu’il peut encore chavirer et couler.
— Mais c’est différent avec la digue. La mer ne peut pas la faire chavirer. Elle perd toujours face à elle.
— On ne peut pas considérer les choses de cette façon, puisque c’est elle qui l’a construite.
— Pourquoi est-ce qu’elle fabriquerait ses propres chaînes ?
— Peut-être qu’elle ne le voit pas comme ça.
— Mais tout le monde le voit comme ça. »
Morgane sentit une pointe d’agacement la titiller. Mais elle percevait aussi que Victoria était curieuse, prête à écouter des points de vue différents de celui de son père.
Elles s’interrompirent comme un mouvement brusque bousculait les fidèles. Un homme s’était jeté sur un autre, et les deux se battaient au milieu du groupe.
Morgane et Victoria se jetèrent un coup d’œil. Elles les reconnaissaient : l’un était l’agresseur de la veille, l’autre un employé d’Edouard. Elles regardèrent alentour, devinant que lui-même ne devait pas être loin. Victoria pensa qu’il avait dû apprendre l’agression de la veille et qu’il cherchait à punir le coupable. Morgane pensait à une raison différente.
Il apparut rapidement, se précipitant sur son employé pour le retenir.
« Rodolphe ! Arrêtez, je vous ai dit de ne rien tenter !
— Mais c’est lui, monsieur ! Regardez ! » s’écria-t-il en brandissant un morceau d’étoffe.
Dans la lutte, l’autre homme avait retiré son manteau, et Edouard constata que sa chemise était de la même teinte rouge délavée que le morceau de tissu présenté par son employé. Elle était déchirée sur le côté, et on pouvait facilement deviner que le pan manquant était dans la main de Rodolphe. Edouard jeta un regard noir à l’homme en chemise.
« Quoi ? lança celui-ci. Tenez vos gens, enfin. Il est timbré.
— C’est toi qui as saboté le système de protection du chantier naval, l’accusa Rodolphe. Il y avait ce tissu accroché à la grille. C’est ta faute si la tempête a détruit les bateaux en construction. Tu l’as fait exprès, tu...
— Pffrt, bafouilla-t-il. N’importe quoi, tu viens de me l’arracher !
— Non, assura Edouard. Il dit la vérité. »
Il fit un signe de tête à quelqu’un qui se frayait un passage parmi l’assemblée. Le saboteur le reconnut et marmonna pour lui-même : « Un flic ! » Il jeta alors un coup d’œil à Morgane, attendant d’elle un indice sur ce qu’il devait faire. Mais elle ne faisait rien d’autre qu’observer attentivement la situation, l’air très inquiet.
« Je vous avais bien dit qu’on trouverait le coupable ici, monsieur, dit Rodolphe à Edouard. Ils ne cherchent qu’à entraver la marche du progrès !
— Cédric ! » cria une fidèle du culte.
Il se tourna vivement vers elle comme elle lui lançait son manteau. Dès qu’il l’eut attrapé, il prit la fuite.
Rodolphe se précipita, le rattrapa et le percuta, les faisant tomber tous deux à terre. Edouard et le policier les rejoignirent en courant, mais se retrouvèrent pris dans le groupe qui fondait en même temps sur les combattants.
Un désordre violent s’intensifia rapidement. La plupart des adeptes du culte voulaient aider Cédric à s’enfuir et s’acharnaient sur son assaillant. D’autres plus raisonnés voulaient séparer les deux hommes et se retrouvaient à se battre avec les premiers.
« Vous n’êtes pas venue le bon jour », dit Morgane à sa compagne.
Victoria s’avança vers le groupe.
« Qu’est-ce que vous faites ? voulut la retenir Morgane.
— Je dois aider mon père. Et puis c’est mon agresseur d’hier, je… »
Elle ne chercha pas à se justifier plus longtemps et elle partit. Puis Morgane approcha à son tour, mais seulement pour voir comment les choses évoluaient.
Soudain, Rodolphe fut éjecté de la mêlée. Il tenta de se relever, mais ne parvint qu’à se mettre péniblement sur le ventre. Seuls quelques fidèles restés hors de la bagarre le virent.
Un coup de feu suivit aussitôt. Tous s’écartèrent du centre de la mêlée. Le policier s’y tenait debout, tendant un pistolet vers le ciel. Il avait tiré en l’air. Morgane comprit que s’il avait sorti son arme, le saboteur ne pourrait pas éviter l’arrestation.
Les adeptes entourant Rodolphe, à l'écart, se tournèrent vers elle, attendant ses ordres. Alors, elle le pointa du doigt, puis fit un geste de la main vers les herbes hautes qui couvraient le fond de la plage, juste derrière la maison, et qui s’étendaient sur le terrain au-delà.
Ils soulevèrent Rodolphe et l’y emmenèrent, cachés par les hautes herbes. En quelques secondes, il avait disparu.
« Tout le monde recule », ordonna le policier comme la mêlée se défaisait. Surveillé par Edouard, le saboteur était à genoux et se tenait le côté, où le sang redonnait à la chemise délavée une teinte plus profonde.
Victoria s’approcha, inquiète pour son père. Il lui lança un regard sévère, mais ne fit aucun reproche. Voyant la jeune femme, le saboteur eut un sourire amusé. Edouard ne s’y trompa pas ; c’était le sourire d’une personne qui en reconnait une autre.
« Il m’a attaquée en pleine rue hier, expliqua Victoria.
— C’est elle qui m’a fait ces blessures au cou et au poignet, dit-il d’une voix affaiblie tandis que le policier lui passait les menottes. Et c’est votre employé qui m’a transpercé le côté. On dirait bien que vos proches ne valent pas mieux que moi, ‘‘monsieur’’.
— Rodolphe… Où est-il ? chercha Edouard.
— Relâchez Cédric ! réclamèrent les adeptes du culte.
— Dispersez-vous ! tonna le policier.
— Rodolphe a disparu », lui dit Edouard.
Le policier réfléchit un instant, puis hocha la tête pour lui montrer qu’il était d’accord.
« Ça suffit ! ordonna-t-il pour faire taire la rumeur de mécontentement. Rentrez chez vous. Je ne veux plus voir s’exercer de rituel à la mer sur cette plage. La police ferme ce lieu de culte.
— Quoi ?! »
Les protestations reprirent.
« Vous avez tous complètement perdu la tête, expliqua-t-il en haussant le ton. Vous avez voulu aider un suspect à s’enfuir, et vous êtes trop nombreux à vous être précipités dans la rixe pour qu’on laisse vos rassemblements continuer. Et il manque quelqu’un. Je vais ramener des effectifs supplémentaires pour interdire l’accès à la plage. »
Pendant que le policier continuait de se justifier et de répondre aux adeptes, Morgane sortit du groupe et alla droit vers Edouard.
« C’est vous qui lui avez inspiré ça ? souffla-t-elle la voix blanche de colère.
— C’est surtout vous. Vous venez de montrer à quel point vous pouvez être dangereux.
— C’est votre homme qui a tout déclenché.
— Je ne voulais pas qu’il s’agite ainsi. D’ailleurs je m’inquiète, chercha-t-il alentour.
— Prenez soin de Cédric, et je suis sûre qu’on retrouvera Rodolphe », dit-elle plus bas pour qu’il soit seul à entendre.
Il tourna à nouveau son regard vers elle, lentement, n’en croyant pas ses oreilles.
« Ne touchez pas au culte à la mer, l’avertit-elle.
— Tout ce qui s’y passe, répondit-il avec hargne, tout ce qui vient de s’y passer, ce que vous venez de faire et tout ce que vous, princesse, vous faites en général, me pousse à combattre ce culte. Mon saboteur en vient et vous venez tous de montrer que vous le soutenez, vous croyez que je vais vous laisser tranquilles ? Vous êtes dangereux, et vous voyez, j’avais raison : les fidèles du culte à la mer s’opposent au progrès.
— Pas tous. Leur réaction n’a rien à voir. Vous avez touché à l’un des nôtres, c’est aussi simple que ça ! Vous ne pouvez pas punir un groupe entier pour la faute d’une personne. Alfred lèvera l’interdiction et…
— Oh, vous pensez vraiment que c’est temporaire ? Regardez la situation en face : le culte à la mer périclite de toute façon. Autrefois les temples étaient remplis, aujourd’hui vous le tenez sur les plages à la porte d’un cabanon… Bientôt il disparaîtra. Ce sera facile de l’interdire définitivement.
— Non ! »
Le cri lui avait échappé, où résonnait plus de détresse que de colère. Edouard le perçut et la regarda comme si elle était une énigme, d’un air songeur qui ressemblait presque à de la compassion.
« Je ne comprendrai jamais que vous y teniez autant », dit-il en guise d’au revoir.
Il partit rejoindre le policier, et fit signe à Victoria de venir avec eux. Elle s’était tenue à distance de leur conversation, mais en avait perçu la majeure partie. Elle salua Morgane de la main, puis quitta la plage avec son père et le policier qui encadraient le saboteur.
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Les techniciens de la digue étaient fébriles. Chaque opération se faisait toujours avec la plus grande attention de la part du personnel, tous ayant une conscience aiguë du rôle vital de la digue pour Keris. A leurs différents postes, ils attendaient nerveusement.
Aux machineries, les mécaniciens luttaient déjà contre la chaleur. La digue était parcourue dans toute sa longueur par deux rangées horizontales de vannes qui s’ouvraient par un mécanisme intérieur. L’une s’élevait à mi-hauteur de la digue, l’autre, aux trois quarts. A ces deux étages, les machineries d’ouverture des vannes dégageaient une telle chaleur et une telle fumée que les mécaniciens portaient un masque ou un foulard devant le visage pour s’en protéger, des lunettes de protection, des gants pour pouvoir toucher le métal brûlant. La salle des commandes leur donnait les instructions de manœuvre par un système de cadrans et de positions de leviers. Ils étaient en retard.
Le niveau de la baie se situait entre les deux rangées de vannes. De l’autre côté, celui du grand large, la marée abaissait la mer en-dessous de la rangée basse. L’opération consistait à vider le trop-plein de la baie amené par les vagues de la tempête, en ouvrant la rangée de vannes basses. Ils ne pouvaient donc manœuvrer qu’au moment où la marée se trouvait au plus bas. Une fois qu’elle remontait, il fallait refermer les vannes. Ils avaient effectué cette opération à chaque fois que la marée le permettait depuis la tempête. Tant de vagues étaient passées par-dessus la digue que certaines rues avaient été inondées. Ce n’était plus le cas, mais l’eau de la baie allait encore trop loin sur les plages.
Chaque manœuvre était préparée par des ingénieurs et des techniciens qui calculaient quel serait le bon degré d’ouverture de chaque vanne, pour chaque minute de l’opération selon l’évolution du niveau de l’eau de chaque côté de la digue. Ils prenaient des mesures constamment, tous les jours et toute la journée, en différents points de la baie et de l’édifice. Lors des manœuvres, ils allaient à des postes d’observation et de relevés dans les deux tours sur les côtés, dans les machineries d’ouverture des vannes, et dans la salle des commandes. Eux aussi attendaient.
Ils avaient pourtant informé le commandement qu’il n’y avait plus d’ouvriers en plongée aux travaux sous-marins et que la sécurité était mise en place sur les plages, les zones de baignade resserrées pour éviter que les baigneurs se fassent emporter par le courant dû à l’ouverture des vannes.
On disait qu’à Keris, le lieu du pouvoir n’était ni la salle du trône ni celle du conseil, mais la salle des commandes de la digue. Elle se trouvait en son centre. Les deux maîtres ingénieurs y surveillaient les données transmises par les observateurs, rectifiaient parfois les instructions des machineries, en attendant que le roi termine sa conversation avec Edouard dans une pièce voisine.
Ils ne pouvaient pas lancer l’opération sans lui. Seul le roi détenait les deux clés débloquant le contrôle général du mécanisme, une pour chaque rangée de vannes. Aucune vanne ne pouvait s’ouvrir tant qu’il ne déverrouillait pas le contrôle des machines. Ces clés prouvaient le pouvoir sur la ville bien plus concrètement qu’un sceptre ou une couronne, d’autant plus depuis l’accession au pouvoir de Gautier qui avait amené une nouveauté : il considérait que pour être légitime à ces commandes, il ne suffisait pas de posséder les clés et de les tourner, il fallait être capable d’assurer n’importe quel poste, de comprendre tout ce qui se faisait pour chaque manœuvre. Il y réussissait admirablement et participait aux réflexions des maîtres ingénieurs.
Morgane lui avait tout appris.
Il arriva enfin, silencieux, l’air sombre. Il prit sa place devant les commandes et soupira pour se concentrer.
« Excusez-moi, dit-il. Allons-y. »
Pour cette opération utilisant une seule rangée de vannes, il n’y avait besoin que d’une clé. Il l’inséra dans les commandes et l’enclencha. Il se rendit ensuite au panneau de leviers et abaissa ceux correspondant aux vannes nécessaires.
Une sorte de ronronnement se fit bientôt ressentir. Les machineries ainsi que l’eau s’écoulant par les
vannes faisaient toujours légèrement vibrer la digue. Les techniciens aimaient cette impression que l’endroit s’était réveillé et vivait.
Aux commandes, Gautier et les maîtres ingénieurs ajustaient les consignes en fonction des informations reçues. Tout se passait bien. La seule contrariété fut de constater que la marée remontait plus vite que prévu. Avec le retard pris, il n’y aurait pas le temps de rétablir le niveau habituel de la baie, et il faudrait prévoir de recommencer l’opération à la prochaine marée basse le permettant.


Alors qu’ils en étaient aux trois quarts de l’opération, un garde de la salle des commandes informa que la princesse avait forcé le passage et arrivait pour voir le roi.
« Elle... elle n’a pas l’air contente, précisa le garde.
— Laissez-la entrer », ordonna-t-il, plus pour la forme et pour éviter du bruit, sachant qu’elle passerait de toute façon si elle l’avait décidé.
Les gardes et les maîtres ingénieurs le regardèrent d’un air stupéfait. Ils considéraient la salle des commandes comme un endroit sacré. Même pour un conseiller aussi influent qu’Edouard, Gautier était sorti pour discuter ailleurs. Et il y recevait la princesse ? Elle se croyait vraiment tout permis avec ses excentricités.
« On doit parler seul à seule, dit-elle dès qu’elle eut fait un pas dans la salle.
— Tout le monde dehors. »
Les autres ne réagirent pas tout de suite. Depuis des heures qu’ils travaillaient dans le calme et la concentration dans ce sanctuaire, un tel ordre les choquait.
« Je reste à m’occuper de la suite », précisa-t-il.
Ils sortirent de la salle, et les gardes refermèrent soigneusement les portes.
« Alfred a ramené des policiers pour fermer le culte de la plage des Roseaux, dit Morgane. Il ne prend ses ordres que de toi. Ça veut dire qu’Edouard est venu te parler…
— Oui.
— Et que tu es d’accord avec lui ! Comment peux-tu…
— Les recherches pour retrouver son employé doivent commencer aux Roseaux, il faut bien laisser le champ libre à la police. Il y a d’autres lieux de culte.
— Celui des Roseaux est le plus grand.
— C’est bien le signe qu’il n’y a plus beaucoup de fidèles. Les autres lieux suffisent, il n’y a pas besoin de celui-là en particulier, ce n’est pas grave.
— Ce n’est pas grave ? Dans d’autres pays, j’ai imposé le culte à la mer obligatoire. Les Kerisiens ont bien de la chance que je sois aussi souple avec eux. Mais s’ils perdent la foi, qu’ils prennent garde de ne pas me perdre aussi. »
Gautier se figea un instant sous la menace.
« Je sais que tu n’abandonneras jamais Keris, répondit-il. C’est ta ville bien plus que ce n’est la mienne.
— Alors rétablis le culte qui m’est dû !
— Moi je crois en toi, ça ne te suffit pas ?
— Tu prouves le contraire si tu fermes Les Roseaux.
— C’est pour les recherches de la police !
— Tu y crois vraiment à ça ? Edouard s’en sert pour aller bien plus loin ! Il pense que tous les fidèles sont contre lui, il compte bien interdire le culte définitivement. Qu’est-ce qu’il va chercher aux Roseaux ? Rien, on sait déjà que son employé n’y est pas, il faut chercher ailleurs. C’est juste un prétexte, et tu l’as avalé.
— Je… je verrai ça avec Alfred, dit-il troublé.
— Ce n’est pas à Alfred de décider. Tu connais les intentions d’Edouard, tu ne peux pas accepter cet outrage contre moi. »
Il ne répondit rien, l’air inquiet. Morgane attendit, mais comme il tardait à parler, elle s’indigna.
« Il n’y a pas à réfléchir plus longtemps, tu ne peux pas le laisser me faire ça ! Je te préviens, tant que Les Roseaux sont fermés, je refuse de t’aider. Je laisserai à la chance le sort des navires, sans agir en faveur ou en défaveur de quiconque, allié ou ennemi. Je ne ramènerai plus les richesses englouties des bateaux naufragés. Je ne te dirai plus tout ce que j’apprends par mes flots, tu te débrouilleras sans moi pour l’espionnage. Et crois-moi, rien que dans Keris tu n’as pas repéré tous les ennemis qui rôdent ! Je les identifie dès qu’ils vont dans la mer. Je t’en ai signalé certains et j’en surveille aussi, mais pas tous. Après tout, c’est ton travail… »
Gautier avait pâli. Il se sentait chavirer. Il n’osait pas penser aux complications qu’elle pouvait également amener lors des opérations de la digue. Sur celle-ci déjà, une simple accélération de la marée montante leur posait problème. Et à son expression farouche et résolue qu’il connaissait bien, il comprit qu’elle était sur le point d’en faire la démonstration.
« D’accord, je… je te promets que je ferai rouvrir Les Roseaux. »
Elle hocha la tête, satisfaite. Puis elle lui désigna un cadran des commandes qui nécessitait son attention. Il retourna à ses manœuvres, et elle se dirigea vers les portes.
« Attends ! la rappela-t-il. Il faut que tu saches : j’ai aussi promis quelque chose à Edouard. De punir sévèrement le coupable du sabotage de son chantier.
— Eh bien, il l’a trouvé.
— J’espère seulement que le saboteur ne dira pas avoir agi sur ordre d’une autre personne, tu me suis ?
— Ne t’inquiète pas. Edouard ne peut avoir aucune preuve. »
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Victoria n’aurait jamais cru porter un jour de l’intérêt aux visites de la princesse. Cette fois, elle ne la fuyait pas et restait dans le groupe qui discutait avec elle. La situation l’intriguait. La joie bavarde de Morgane ne l’étonnait pas tant, c’était dans son caractère, et tous connaissaient son goût pour les fêtes et les mondanités ; mais le calme affable d’Edouard était surprenant. Curieusement, il semblait se désintéresser de la princesse, de sa présence chez lui à son propre anniversaire. Il ne pouvait l’éviter puisqu’il avait invité le roi à ce dîner, mais d’ordinaire il ne se gênait pas pour aborder avec elle des sujets sensibles même en société. Et ce soir-là, il l’ignorait.
Après l’incident des Roseaux, il avait raccompagné Victoria chez eux, puis il était reparti immédiatement et elle ne l’avait pas revu de la journée, jusqu’à l’accueil de leurs quelques invités où ils n’avaient échangé que quelques informations sur l’organisation de la soirée. Ils n’avaient pas reparlé du culte à la mer et elle ne savait pas à quoi s’en tenir.
Il l’incitait toujours à fournir plus d’efforts socialement et elle se sentait prête à se rapprocher de la princesse, mais elle craignait qu’après l’incident des Roseaux, le moment fut mal choisi. Cependant, ce n’était pas le premier conflit qui survenait entre son père et Morgane, et il avait toujours parlé d’elle à sa fille de façon qu’elle comprenne qu’un rapprochement ne pouvait être qu’utilitaire. Le sujet avait toujours été clair, il ne pouvait y avoir de méprise s’il la voyait discuter avec Morgane. Elle en eut confirmation lorsque, traversant le salon, il la croisa et lui adressa un léger signe de tête approbateur. Elle répondit du même hochement discret, sans comprendre pour autant son calme apparent. Elle devina qu’il avait fait avancer les choses durant l’après-midi, et que la situation avait dû évoluer.
Au dîner, Gautier dirigea la conversation sur des sujets anodins et ne mentionna jamais ce qui s’était passé au culte à la mer. Les invités en avaient eu vent au cours de la journée, mais comprenant que la présence d’Edouard et de la princesse à la même table était délicate, ils alimentaient les sujets abordés diplomatiquement par le roi.
Victoria avait l’impression que le tabou des Roseaux était une bombe menaçant d’exploser à tout instant. La tranquillité de son père et de Morgane la glaçait. En d’autres circonstances, on aurait pu croire qu’ils se plaisaient, car ils se souriaient calmement quand leurs regards se croisaient. Mais Victoria le connaissait, et Gautier connaissait Morgane : eux seuls remarquèrent qu’en ces moments, le calme déterminé d’Edouard et de la princesse portait des promesses de conflit qu’ils s’échangeaient en silence, avant de détourner les yeux comme deux complices voulant cacher leur secret à leur entourage.
En quittant la table après le dîner pour retourner au salon, Morgane s’aperçut, pour la première fois malgré les nombreuses soirées qu’elle avait passées là, que parmi tous les tableaux de différents modèles de bateaux, la maison n’en exposait aucun représentant un naufrage comme ceux qui tapissaient habituellement les murs dans les villes côtières. Puis elle se souvint de la raison que la famille avait pour cela, et elle ne fit aucun commentaire. Personne n’aurait eu l’indécence de le faire remarquer.
Les groupes se reformèrent dans le salon, où étaient servis les digestifs. Les discussions reprirent dans les fauteuils et les divans, et la princesse nota avec satisfaction qu’à côté d’elle, la fille d’Edouard suivait attentivement ce qu’elle disait. Tandis qu’un invité prenait la parole, Morgane l’observa du coin de l’œil. Quelque chose avait certainement changé puisque Victoria ne fuyait plus sa compagnie, mais elle restait aussi muette et crispée que d’habitude. La princesse n’avait pas souvenir de l’avoir vue un jour détendue. Même le geste d’agiter son éventail, permettant normalement de cacher sa nervosité, n’y parvenait pas.
Un motif de l’objet attira l’attention de Morgane. Il était orné de petits dessins de navires et de véhicules marins, qu’elle ne pouvait apercevoir que furtivement à cause de ses battements, mais ce qu’elle avait entrevu moins d’une seconde d’un des bateaux en particulier avait suffi à l’intriguer. Victoria ralentit son geste, et la princesse se redressa en reconnaissant le dessin, puisant dans sa maîtrise de soi pour ne pas bondir sur ses pieds. Si la jeune femme n’avait pas été quelqu’un qu’elle voulait mettre en confiance, Morgane lui aurait saisi le poignet pour arrêter son geste et observer l'objet.
Victoria avait remarqué son mouvement et son attention, et lui lança un regard étonné.
« J’aime bien votre éventail, ça nous change des fleurs, dit la princesse à voix basse pour ne pas gêner la conversation de leur entourage.
— Merci, c’était l’idée, effectivement.
— D’où le tenez-vous ?
— Oh, je l’ai acheté rue Barsi, rien d’extraordinaire. J’en voulais un classique pour pouvoir le peindre.
— Parce que... ? s'interrompit-elle, surprise. C’est vous qui l’avez décoré ?
— Oui. »
Morgane tendit la main, et Victoria lui remit l’éventail. La princesse fit mine d’observer les bateaux quelques secondes.
« Celui-là est original. Où est-ce que vous en avez vu un comme ça ?
— Oh, euh… dans un vieux livre, je crois…
— Lequel ? »
L’expression et le regard de Victoria se figèrent soudain. Elle semblait tétanisée. Elle ne s’attendait visiblement pas à ce qu’on s’intéresse autant à ses dessins. Mais elle n’avait pas l’air flattée. Morgane reconnut que la jeune femme gardait plutôt bien contenance, mais elle voyait clairement que son trouble était celui de quelqu’un dont le secret est sur le point d’être découvert.
« Je ne sais plus vraiment…
— Si vous avez ce livre ici, ça m’intéresserait beaucoup de vous l’emprunter. Vous savez comme j’aime la mer, et je n’avais jamais vu ce type de bateau…
— Non, c’était pendant un voyage avec père, il y a longtemps, loin… Je ne me souviens plus, désolée. C’était juste une inspiration, de mémoire.
— Alors vous l’avez dessiné récemment ?
— Je dirais… »
Elle cherchait quoi dire.
« Mais je vous embête avec mes questions », arrêta Morgane, par peur de la faire fuir, avec un délicieux sourire.
Elle observa une dernière fois le dessin avec attention, le gravant dans sa mémoire, puis lui rendit son éventail et commenta l’excellence des plats qui avaient été servis à table.
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*
​
La villa retrouvait son silence habituel. Dans un salon plus petit que celui où ils avaient reçu leurs invités, père et fille Des Urtini profitaient du calme. Edouard fumait la pipe, enfoncé dans un fauteuil ; Victoria rangeait le contenu d’un tiroir.
Elle prenait son temps. Elle attendait que son père réagisse enfin, et elle se demandait s’il faisait exprès de la laisser mariner. Elle finit par se tourner vers lui et lui demanda prudemment :
« Vous n’êtes pas fâché ? »
Il la regarda sans répondre, attendant qu’elle reconnaisse d’elle-même ce qu’elle avait fait pour lui déplaire.
« Que je sois allée voir le culte à la mer ?
— Pourquoi y es-tu allée ?
— Si je dois vous succéder, je dois connaître les différents groupes de Keris, savoir ce qu’ils font, ce qu’ils pensent…
— Ce que je t’en ai dit ne te suffit pas ?
— Ce n’est pas la même chose.
— Effectivement, fit-il avec un rire amer, tu as pu constater de tes propres yeux ce qu’ils sont. En fait, c’est bien que tu y sois allée à ce moment-là, parmi tous les autres jours où tu aurais pu le faire. Tu as pu voir que j’ai raison sur leur compte. Tu ne seras pas dupe de ce que te dira Morgane. C’est elle qui t’a convaincue d’y aller, n’est-ce pas ?
— … je vous ai dit que j’avais choisi de voir…
— Mais si vous vous étiez retrouvées par hasard là-bas, ça ne suffirait pas pour qu’ensuite tu copines avec elle ce soir. Je vous ai vues toutes les deux ensemble plus souvent aujourd’hui qu’au cours de toute ta vie ! Vous vous êtes déjà retrouvées dans les mêmes événements à plein d’occasions, et vous vous teniez toujours à distance l’une de l’autre. Mais pas aujourd’hui. Je pense qu’elle t’avait convaincue auparavant d’aller aux Roseaux.
— Hier, répondit-elle intimidée qu’il la devine si bien, elle a fait fuir un homme qui m’a attaquée dans la rue. Cédric, celui qui a aussi saboté les défenses de nos chantiers. On s’est mises à s’entraîner à l’épée, et on s’est retrouvées ce matin pour une séance d’escrime.
— Tu lui donnes des cours ? supposa-t-il, connaissant le niveau de sa fille.
— Non… c’est plutôt l’inverse. »
Il fronça les sourcils de surprise.
« Je ne m’y attendais pas non plus, dit-elle. Mais elle est encore meilleure que notre maître d’armes. »
Stupéfait, il suspendit son geste et laissa sa pipe en l’air. Il savait que Victoria était incapable de lui mentir. Il réfléchit un instant à la nouvelle, qui semblait à la fois l’inquiéter et l’intéresser beaucoup. Les rôles du saboteur et de Morgane dans l’agression de sa fille l’interpellaient également. Il posait sur elle ce regard qui lui donnait l’impression d’être son pion sur un échiquier.
« Je dois dire que j’apprécie que tu fasses enfin plus d’efforts socialement, même si c’est avec cette sorcière. J’espère que tu comprends bien l’importance de ces relations. Il ne s’agit pas de s’amuser.
— Je ne dirais pas vraiment qu’on s’est amusées, non.
—Vous avez prévu de vous revoir bientôt, je suppose ?
— Oui, demain.
— C’est bien. Continue de la voir. Mais pas au culte à la mer. Fais-t’en une relation utile. Moi, je n’ai pas réussi... »
Elle devina que quelque chose lui échappait. Malgré les raisons qu’il donnait, il acceptait trop facilement que sa fille se rapproche de la femme qu’il détestait. Il se perdit dans ses pensées, s’isolant dans un nuage de fumée.
Il avait l’air si troublé qu’elle eut de la peine pour lui. Elle ouvrit le tiroir qu’elle rangeait un peu plus tôt, en sortit une boîte allongée fermée par un ruban et la lui tendit.
« J’attendais qu’on soit tranquilles pour vous l’offrir. Bon anniversaire, père. »
Elle interrompait visiblement ses réflexions et il la regarda avec surprise, reprenant conscience de la situation. Puis il sourit sincèrement pour la première fois de la journée.
« Oh, ma Victoria, merci… »
Il ouvrit la boîte et eut un sourire appréciateur. Il en sortit le poignard qu’elle avait fait orner par le bijoutier.
Il le soupesa, l’empoigna, l’observa et commenta :
« Ça a l’air d’une bonne lame. Et la pierre du pommeau ? C’est une topaze ?
— Bien sûr. Aux couleurs de la maison. »
Il lui lança un regard fier, se leva et l’embrassa sur le front.
« Merci, répéta-t-il.
— Où sont vos autres cadeaux ?
— Derrière, fit-il d’un geste.
— Lequel préférez-vous ? Qui vous l’a offert ? » demanda-t-elle en se dirigeant vers les objets.
A nouveau, le rire d’Edouard sonna plus comme un ricanement.
« Morgane. »
Elle se retourna vers lui, étonnée.
« Tu ne le trouveras pas là-dedans, précisa-t-il. Je ne pense pas qu’elle sache même m’avoir fait ce cadeau.
— Quoi donc ?
— Le saboteur. »
Il semblait s’appliquer à cacher un enthousiasme rageur. Elle revint vers lui, intéressée, mais aussi inquiète de voir dans quelle joie amère cela le mettait. Elle n’était pas certaine qu’il se confie à elle, mais elle savait que s’il souhaitait le faire, il ne se l’autoriserait qu’avec elle. Elle s’assit dans le fauteuil à côté du sien.
« Je l’ai, Victoria, je l’ai ! lâcha-t-il dans un souffle. Il est mon prisonnier.
— Comment ça, le vôtre ? C’est la police qui l’a, non ?
— Alfred me le garde. Je l’interroge quand je veux.
— Pourquoi dites-vous que c’est la princesse qui vous l’a offert ?
— Parce que je l’ai attrapé aux Roseaux, c’est le culte de Morgane. Ils lui obéissent. Et je parie que lui aussi. Il finira bien par l’avouer.
— Vous voulez dire… vous pensez qu’elle lui aurait demandé…
— Tu les as vus.
— Mais elle n’est pas comme ça…
— Ah oui ? Tu ne la connais pas encore assez bien. Continue de la voir, et redonne-moi ton avis plus tard. »
Elle comprit alors pourquoi il était si content de le détenir. Ce n’était pas uniquement pour le punir. Elle sentit une vague de froid la figer à l’idée de ce qu’il osait espérer. Prouver que la princesse avait ordonné le sabotage, se servir du prisonnier pour la faire tomber.
« Vous voulez que je l’espionne, murmura-t-elle en saisissant ce que cela impliquait pour elle-même.
— Et elle espère certainement la même chose de ta part envers moi. »
Il se pencha vers elle et la regarda droit dans les yeux, gravement.
« Tu n’es pas dans une position facile, à partir de maintenant. Je suis content que tu acceptes enfin d’apprendre cet aspect de notre métier. Ne t’inquiète pas, je te guide. »
Elle gardait le regard fixe, sans ciller. Elle reconnut dans celui de son père la volonté indéfectible qui l’animait dès qu’il s’agissait de leur famille. Cette lueur lui assurait son soutien, lui garantissait qu’il se promettait à lui-même ce qu’il disait. Ils n’avaient plus qu’eux deux. C’était Victoria qui avait causé son seul sourire sincère de la journée.
« Commençons par retrouver l’employé qui vous accompagnait », dit-elle.
Il hocha la tête, satisfait qu’elle se lance. Il attrapa une carafe de vin sur la table voisine et servit deux verres.
« Il est retenu par les fidèles du culte à la mer. Ils l’ont enlevé, l’informa-t-il en lui donnant un verre.
— Quoi ? Alors pourquoi les laissez-vous encore tranquilles ?
— Je n’ai pas de preuve. Seulement une intuition renforcée par les recherches de cet après-midi. J’ai fait ce qui était possible pour l’instant. Et comme on n’a pas encore trouvé où ils le cachent, ils peuvent lui faire n’importe quoi si on les énerve. Mais pour être honnête, je ne me soucie pas vraiment de Rodolphe lui-même. Si je temporise, c’est que je cherche comment utiliser le plus efficacement possible le fait qu’ils l’aient enlevé.
— Vous pourriez rendre cette information publique pour sensibiliser l’opinion ?
— Je préfère éviter qu’ils sachent ce que je compte faire. Je me méfie d’eux. Ce n’est pas n’importe quel groupe de scélérats.
— Comment ça ?
— Ces sorciers… » fit-il sans terminer sa phrase.
La gravité avec laquelle il avait lâché ces derniers mots étonna Victoria. Elle l’entendait souvent traiter certains adeptes de sorciers, mais c’était seulement une insulte lancée dans l’agacement ou la colère, qu’ils ne devaient qu’à leurs rites, et pas à un pouvoir réel. Croire qu’ils en possédaient réellement, qu’ils étaient véritablement sorciers, aurait été insensé. Le ton sérieux de son père la rendait perplexe.
« Pour les appeler comme ça, rappela-t-elle, il faudrait croire à tout ce en quoi ils croient, mais les divinités, la magie, les sorcières… Tout ça, ça n’existe pas… C’est vous-même qui le dites.
— Tu n’écoutes donc pas quand je parle. Je ne dis pas que ça n’existe pas, je dis que ça ne devrait pas exister. »
Il but une longue rasade de son verre. Victoria n’osa pas répondre, trop étonnée de ses paroles. Il ne la regarda plus et se perdit à nouveau dans ses pensées.
« Ça existe, reprit-il. C’est dans les forces naturelles du monde. Des forces meurtrières, que nous devons combattre. Et nous en avons d’autres à leur opposer : la science et l’industrie. Les adeptes du culte à la mer disent qu’elles sont meurtrières aussi, mais la différence c’est que nous pouvons les contrôler, alors que la magie, la nature… ce n’est pas notre domaine. C’est celui de divinités, ça nous échappe. Toi et moi savons comme la nature est barbare.
— Père, arrêtez. Je sais.
— L’océan a été cruel avec nous. Ta mère et ton frère n’ont eu aucune chance…
— S’il vous plait…
— Une force si bestiale et incontrôlable… ça ne devrait pas exister. On ne devrait rien avoir à faire avec ça. Il faudrait qu’on soit complètement coupés de cette sauvagerie. Protégés, immunisés, à part. Mais ce n’est pas le cas. La nature nous attaque sans cesse. On est obligés de se battre. De chercher à contrôler cette furie. C’est notre devoir de nous y appliquer. Pour toi et moi en particulier.
— Pourquoi nous ? contesta-t-elle du ton contrarié de quelqu’un qui connait la réponse mais qui en souhaiterait une autre.
— Parce que c’est nous qui avons les moyens de dominer la nature, tu le sais ! Avec nos ressources, nos usines et nos inventions, c’est nous qui dirigeons ce combat.
— On peut s’éloigner de la mer. On peut quitter la côte, s’installer dans les terres, tourner nos inventions vers d’autres buts que celui du contrôle de la mer qui me rappelle tout le temps maman et Edwin !
— Victoria, trancha-t-il d’un ton sans réplique en replongeant son regard dans le sien, notre place est ici, à combattre la magie et la mer. Et nous ne pouvons pas laisser continuer les cultes qui vénèrent une puissance si destructrice.
— Alors vous y croyez tant que ça…
— Oh oui, j’y crois. Sans doute même plus qu’un adepte. C’est pour ça que je la combats autant. Et c’est pour ça que tu dois continuer de voir Morgane. »
Elle hocha la tête affirmativement en baissant les yeux. Mais c’était surtout pour qu’il s’arrête. Il but quelques gorgées et reprit le cours de ses pensées solitaires. Elle l’observa un instant, la gorge nouée, puis elle se leva en lui souhaitant bonne nuit. Il l’autorisa à partir d’un signe de tête, et elle le laissa seul.