top of page

La Ville qui retint la mer

Terres e-maginaires, terresemaginaires, littérature, steampunk, fantastique, la ville qui retint la mer, épisode 4, Keris, la bâtisseuse

Episode 4

La bâtisseuse

      Victoria descendait l’escalier d’un pas fatigué, en s’appuyant sur la rambarde. Comme tous les jours où était prévu un cours de natation, elle avait mal dormi et savait qu’elle n’arriverait pas à avaler son petit-déjeuner. Se dirigeant vers la salle à manger, elle traversa lentement le salon qui avait accueilli les invités la veille. Les domestiques remettaient en place les dernières affaires qui traînaient. Elle avisa quelques objets lui appartenant sur un guéridon : une étole, un bracelet, un éventail…

  Elle sortit de sa torpeur et alla prendre ses affaires sur le guéridon. La voyant faire, une domestique s’approcha pour la décharger. Victoria la remercia et dit qu’elle les rangerait elle-même.

Elle s’arrêta.

Elle avait cru que personne ne le remarquerait. Mais Morgane avait vu l’éventail, et s’était intéressée à ce qu’elle avait dessiné dessus. Comment avait-elle pu ensuite l’oublier là ?

Elle savait, elle était d’accord, qu’il ne fallait pas révéler l’existence de ces bateaux, mais elle en avait peint un quand même. Qu’est-ce qui lui avait pris ?

     Elle ne pouvait en parler à personne. Personne d’autre que son père. Mais elle n’avait pas vraiment l’impression de se confier quand ils discutaient. Elle gardait trop de choses pour elle. Il fallait bien qu’à un moment, certaines finissent par sortir sans qu’elle puisse le contrôler. Le dessin du bateau lui avait échappé, tout petit, camouflé parmi plein d’autres, sur un objet insignifiant, qui était soit replié, soit trop agité pour qu’on s’attarde sur ses détails.

  Son père lui-même ne l’ayant pas remarqué, elle s’était dit que ça ne craignait rien. Une minuscule échappée au secret, une fuite indétectable qui était pour elle comme une bouffée d’air frais.

    Mais la princesse s’y était intéressée. Elle se demanda si son père n’avait pas raison, si Morgane n’était pas une sorcière… Mais le pire, c’était que Victoria avait laissé l’éventail au salon, à portée de tous les gens de la maison. Si une personne avait remarqué le dessin du bateau, d’autres le pouvaient aussi. Elle n’osait imaginer la réaction de son père s’il le découvrait.

       Elle remonta dans sa chambre, remit à leurs places l’étole et le bracelet, et s’assit sur son lit pour regarder l’éventail.

       Elle songea à l’entraînement d’escrime prévu avec Morgane. Devait-elle en profiter pour tenter de savoir si la princesse pensait encore au bateau ? Devait-elle au contraire ne pas la rejoindre pour éviter de lui rappeler ce souvenir, pour qu’il disparaisse insensiblement ?

         Mais avec le cours de natation qui l’attendait plus tard dans la journée, elle sentit qu’elle ne pourrait pas tenir en place. Elle avait besoin de se défouler.

         Elle attendit que les domestiques partent au marché et elle descendit jusqu’à la cuisine, seule pièce de la villa où brûlait un feu en cette saison. Elle ouvrit la porte du fourneau et jeta son éventail sur les bûches ardentes.

*

       Assis sur un rocher de la plage du palais, entouré de mouettes, Théodore regardait Morgane et Victoria enchaîner les passes d’armes. Il se concentrait sur cette dernière, ressentant une énergie que lui seul était capable de percevoir. Lui seul pouvait distinguer les forces d’un changement ou d’un renouveau qui habitaient les êtres, les fluctuations qui les traversaient. Il ne connaissait pas le contenu de leurs pensées ou la nature de leurs émotions, mais il en sentait l’intensité, le mouvement et l’activité lui parvenir comme des ondes ou des courants. Il saisissait parfois jusqu’aux agitations de l’inconscient, et pouvait connaître l’état de quelqu’un mieux que la personne elle-même.

         Et il sentait que quelque chose était en train de changer chez Victoria. Il percevait d’elle une sorte de réveil de la volonté, une ouverture de sa curiosité pour quelque chose de nouveau. L’initiative de Morgane avait des chances d’aboutir, elle réussirait peut-être à la transformer.

      Victoria évoquait d’elle-même le sujet du culte à la mer. La fermeture de la plage des Roseaux mécontentait les adeptes et avivait les désaccords entre les Kerisiens. En chemin pour venir à la plage du palais, elle avait croisé des fidèles du culte et des partisans de l’industrie qui se disputaient suffisamment fort pour provoquer du désordre dans les rues. Les agents de police en patrouille étaient intervenus pour les calmer. Victoria racontait ce qu’elle avait vu tout en escrimant, quand elle pouvait reprendre son souffle quelques secondes.

         Morgane abaissa son épée pour s’arrêter un instant.

       « Je suis désolée que les choses aient pris cette tournure. Je regretterais que cela vous empêche de vous faire une juste idée...

         — Non, ne vous inquiétez pas pour ça. C’est normal qu’il y ait des disputes sur des sujets pareils.

         — Des disputes ? C’est bien plus que ça, on dirait que ça commence à dégénérer », releva Théodore.

       Morgane lui lança un regard mécontent. Qu’est-ce qui lui prenait de souligner la violence des gens qu’elle voulait présenter à leur avantage ?

         « Ce n’est pas ça qui est important, s’expliqua Victoria. Tout le monde se bat. »

         Elle relança une attaque à l’épée. Morgane comprit alors ce que Théodore avait décelé. Pour Victoria, la violence était quelque chose de normal. Elle l’avait en elle.

         Morgane avait cru que la jeune femme était entièrement façonnée par son père, qu’il l’avait éduquée à penser comme lui. Mais elle ressentait les choses différemment de lui, la princesse s’en apercevait à présent.

      Morgane savait qu’Edouard combattait la mer parce qu’il la trouvait sauvage et meurtrière. La violence de la nature lui était insupportable, il s’efforçait de la maîtriser. Lui aussi pouvait faire preuve de violence, mais c’était par réaction à celle qu’il considérait subir. Pour Victoria, c’était différent. Elle ne le savait même pas consciemment, elle n’y avait pas réfléchi, c’était juste une façon de ressentir les choses, et c’était peut-être la première fois qu’elle l’exprimait : pour elle, la violence faisait partie de la vie. Et elle se battait bien. En permanence dans la retenue et la tension, elle se lâchait lors des combats.

         « Alors qu’est-ce qui est important ? demanda Morgane à la jeune femme en l’écartant de la joute par une passe habile pour la laisser répondre.

         — La vérité. Savoir qui a raison. Pas à propos de leur déesse, précisa-t-elle, ça c’est… » elle hésita sur les mots à employer en présence de la princesse qui les soutenait.

         « Je veux dire, continua-t-elle, je trouve ça fou. De croire à la magie et à des divinités. »

         Morgane haussa un sourcil avec un air amusé. Une mouette lâcha un cri qui ressemblait à un rire, et qui attira l’attention de Victoria. Elle se tourna vers les oiseaux attroupés autour de Théodore ; il souriait comme s’il venait d’entendre une bonne blague.

         « Je pense que nous ne pourrons jamais savoir ce qu’il en est, reprit-elle. Non, ce qui compte, c’est la question du contrôle de la nature. Même sans croire aux divinités, c’est un point capital, étant donnés les moyens toujours plus puissants dont nous disposons. Enfin, c’est peut-être à cause de l’éducation donnée par mon père que je me demande ça…

         — Non, vous avez raison, l’encouragea Morgane. C’est une question qu’il faut se poser quand on vit des temps qui transforment le monde.

        — Et je connais déjà bien la position des industriels sur le sujet, je voudrais savoir ce qu’en pensent d’autres gens. »

         Morgane se tourna vers Théodore avec un léger sourire qui signifiait « tu vois ? ». Il répondit par un mouvement de tête approbateur.

         « Votre père vous a sûrement déjà parlé des idées adverses aux siennes, poursuivit-elle.

         — Bien sûr. Mais ce n’est pas la même chose. »

        Devant le sourire de satisfaction de Morgane, Victoria se demanda subitement dans quelle mesure elle-même était sincère en se confiant ainsi. Elle n’oubliait jamais que son père et la princesse comptaient chacun l’utiliser comme un pion pour influencer l’autre, elle se devait de rester lucide sur ce qu’ils espéraient d’elle. Elle en avait conscience à chaque instant, et elle avait l’impression que cela pervertissait tout ce qu’elle tentait de réflexion authentique pour elle-même. Voulait-elle vraiment découvrir d’autres points de vue, ou cherchait-elle à amadouer Morgane ?

         Elle chassa ce trouble en se remettant en garde pour relancer le combat. Mais Théodore l’avait senti.

       « Êtes-vous déjà allée au temple ? demanda-t-il. Vous savez, en centre-ville, fermé depuis des années ?

         — Euh, non, je ne crois pas…

         — Ça pourrait vous intéresser. C’est là que se pratiquait en majorité le culte à la mer, quand il y avait beaucoup de fidèles. Comme il est fermé désormais, il n’y aura personne pour poser problème avec sa susceptibilité. Vous pourrez réfléchir en paix. »

         Se tenant toujours en garde, Victoria maintenait son regard sur Morgane en attendant la reprise du combat. Mais la princesse s’était tournée vers Théodore et l’observait avec une attention inquiète, comme si cela la concernait tout autant.

         « Pourquoi pas, c’est une idée, répondit alors Victoria. Mais comment entrer puisque c’est fermé ?

         — Ce n’est pas un problème, je connais quelqu’un qui peut nous arranger ça. N’est-ce pas ? » ajouta-t-il en s’adressant à Morgane.

         La princesse s’était renfermée et fixait sur lui un regard sévère. Il revint à Victoria :

         « Que diriez-vous d’y aller ensemble ? Morgane pourrait vous faire une visite guidée. »

      Face à l’humeur de la princesse, et étonnée que Théodore se permette d’insister alors que sa proposition la contrariait visiblement, Victoria hésita.

         « J’en serais très honorée, répondit-elle prudemment.

         — Fantastique ! se réjouit-il en se tournant vers Morgane.

         — D’accord », conclut celle-ci d’un air sombre.

       Elle relança subitement une attaque à l’épée comme pour se défouler d’une hargne qu’on venait de réveiller.

         Victoria se fit dépasser en quelques secondes et sentit que Morgane se retenait de ne pas la désarmer dans la foulée. La princesse la força à reculer, puis arrêta subitement le combat et fit quelques pas sur elle-même en tournant comme un fauve en cage. Victoria comprit que si elle la relançait maintenant, Morgane ne se retiendrait pas pour la vaincre en un instant à peine.

         Puis la princesse se reprit en calmant sa respiration, lui fit face, relança une attaque moins difficile et rendit un niveau plus raisonnable à l’échange.

        Cela faisait à présent plusieurs fois qu’elles se retrouvaient pour combattre. Victoria commençait à percevoir quand Morgane la poussait dans ses limites pour la forcer à se dépasser. Elle savait désormais que quand elle pensait déceler une faille et pouvoir l’emporter, c’était une ruse. Mais en être consciente ne l’empêchait pas de se faire piéger à chaque fois, de ressentir instinctivement un sursaut d’espoir lui apportant un regain d’énergie. Ça ne durait jamais plus d’une seconde avant que l’habileté de Morgane lui rappelle ce qu’elle savait déjà, et ne la force alors à se défendre d’urgence. Elle passait ainsi son temps à redoubler d’efforts, en concentration maximale permanente, et ressortait de là épuisée.

         Cette fois-ci fut plus courte. Elle sentait que Morgane s’efforçait de ne pas se laisser emporter et de rester à un niveau auquel la jeune femme pouvait répondre. Puis, manifestement à bout de patience, la princesse haussa subitement la difficulté. Elle la vainquit en quelques secondes et jeta négligemment de côté son épée qui se ficha dans le sable, que Victoria en était encore à chercher son équilibre à cause de la dernière passe, à bout de souffle. Elle se sentit insultée. Elle donnait le meilleur d’elle-même, et elle l’ennuyait ? Haletante, elle lui lança un regard choqué, que la princesse ne vit même pas, déjà éloignée pour discuter avec Théodore, ne montrant aucun signe de fatigue.

*

         Une agitation grandissante entourait Morgane, Théodore et Victoria en chemin vers le temple, à mesure qu’ils approchaient du centre-ville. Des Kerisiens s’en enfuyaient, d’autres s’y élançaient en courant, le bruit prenait en force et en confusion.

         La police n’avait pas réussi à calmer les partisans et les opposants du culte à la mer. Les accrochages auxquels Victoria avait assisté tournaient à l’émeute. La dispute avait d’abord éclaté dans une rue commerçante, et avait échauffé suffisamment de témoins alentour pour gagner les rues voisines.

         Victoria et ses guides passèrent devant une rue bouchée par des groupes compacts de contestataires ; des étoffes rouges apparaissaient çà et là, brandies par les pro-magie, à leur poing levé ou accrochées en hauteur, à des lampadaires ou des enseignes de boutique.

          Au lieu de s’en éloigner, Morgane s’y jeta avec un enthousiasme qui surprit Victoria. 

        « Ne vous inquiétez pas, vous êtes sous notre protection », lui assura-t-elle, avant de lui prendre la main pour l’attirer vers le tumulte comme s’il s’agissait d’une fête foraine. 

         Victoria s’étonna de la confiance présomptueuse de Morgane. Certes, elle escrimait excellement bien, mais dans cette foule, que pourrait-elle faire si les choses dégénéraient ? Elle tenait à se promener dans Keris incognito, en tenue populaire, sans aucun garde ou agent de police pour la protéger.

        Ils contournèrent une charrette renversée en travers de la rue, et constatèrent qu’en plus de devoir maîtriser les adversaires qui continuaient de se taper dessus, les policiers devaient se protéger des Kerisiens qui cherchaient à se venger des premières arrestations qui avaient touché les deux camps. Dans l’attente des renforts, les agents présents étaient débordés et tentaient de boucler le quartier. La rixe n’avait fait que grossir, en nombre et en étendue, comme une vague.

         Morgane semblait s’y trouver à sa place. Elle survola du regard les vitrines brisées, les tissus rouges qui palpitaient comme des étincelles, et se tourna vers Théodore avec le sourire de quelqu’un qui veut raviver un souvenir commun. Il sourit en réponse de la même façon.

       Puis elle sembla se concentrer, les yeux dans le lointain. Victoria se tourna pour voir ce qui la préoccupait. Pendant que la jeune femme s’absorbait dans le spectacle de la rue, Morgane glissa à Théodore :

        « C’est Philippa. Elle est avec un fidèle du culte qui travaille sur un chantier d’Edouard. Il avait quelque chose à lui révéler, elle le fait parler dans la mer pour que je l’entende. Je sens qu’il est sincère, il ne ment pas.

       — Que dit-il ?

       — Ce désordre a touché le chantier, et il a pu voir qu’un hangar ne fabrique pas ce qu’il prétend. C’est à la manufacture sur la rive du fleuve. Ils y construisent des voitures à moteur, mais le hangar des pneus contient en fait de grands tissus blancs.

        — Des… ?

        — Ça pourrait être des voiles de bateau.

        — Oh… Peut-être que depuis que tu as détruit son chantier naval sur la côte, Edouard a dû déplacer la fabrication des éléments dans ses différentes manufactures ?

        — Alors je dois le savoir. Je me dois de connaître tous les navires, de savoir quels sont ceux en cours de construction. Surtout les siens. »

       Théodore approuva d’un mouvement de tête en retrouvant le sourire, rassuré de constater qu’elle restait vigilante, sentant une préoccupation la travailler. Elle lui cacha qu’elle pensait au bateau dessiné par Victoria sur son éventail. Il lui faisait déjà suffisamment la morale.

         « Alors profite de la confusion, tu as vu ça ? fit-il avec un geste large. Si même la manufacture s’en trouve perturbée, la surveillance souffre sûrement d’une brèche par où se faufiler. J’occuperai Victoria au temple pendant ce temps-là. Je peux faire un repérage pour t’aider.

         — Bonne id... »

         Le désordre s’intensifia encore avec l’arrivée de la police montée. Dès qu’ils entendirent les sabots, de nombreux Kerisiens décampèrent. Les cavaliers débouchèrent dans la rue en ordonnant à grands cris de se disperser. Les groupes s’écartèrent vivement sur les côtés, se défirent en nuées d’individus fourmillantes.

         « Hé, tu es la fille Des Urtini ! »

         Un homme proche d’eux tendit le poing pour agripper la jeune femme par le col.

         — C’est ton père qui a fermé notre plage, s’écria-t-il, qu’est-ce que vous avez fait de Rodolphe ?

        — Plus tard, » lâcha négligemment Morgane en lui plaquant la main sur la figure et en lui cognant le crâne contre un mur.

       L’homme s’affaissa jusqu’à terre en tortillant comme un ballon qui se dégonfle. Victoria jeta un regard horrifié à Morgane, qui la tirait par le bras dans une ruelle, visiblement déjà passée à autre chose.

         « On va prendre un autre chemin, annonça-t-elle, je connais les recoins de la ville. »

       Elle les guida à travers des passages discrets, des ruelles cachées par les auvents des échoppes, des traboules mal éclairées, au prétexte d’éviter les encombrements, en réalité pour éviter que Victoria reconnaisse qu’ils s’approchaient de la manufacture de son père. Plus ils s’aventuraient dans les entrailles de Keris, plus elle s’étonnait qu’une princesse les connaisse si bien et semble tant les apprécier. Morgane laissait régulièrement sa main traîner contre les murs, comme pour caresser la ville.

        Fascinée par sa guide, Victoria ne prêta pas attention à Théodore qui fermait la marche. Il avait abaissé une casquette sur son front pour cacher ses yeux devenus vitreux. Il suivait les deux femmes grâce à l’énergie qu’elles dégageaient, ayant déporté sa vision oculaire sur sa mouette.

         Un espion si agile apportait une aide inestimable, d’autant plus que Théodore profitait de la vue supérieure des oiseaux pour scruter la ville avec une précision que ses yeux humains ne pouvaient pas lui offrir.

        Les nuages couvraient d’un reflet sombre la surface du fleuve. La blancheur de la mouette se détachait sur les dômes de verre assombris par le gros temps, qui élançaient leurs fines structures de métal parmi les toits plus anciens recouverts de tuiles ou de terrasses. Keris avait à cœur de développer sa propre architecture en s’appuyant sur la légende de sa sirène bâtisseuse, qui aimait tant le monde des humains qu’elle avait quitté le sien pour leur construire cette ville entre terre et mer. Les lignes de ses édifices évoquaient des bateaux, des silhouettes de sirène ornaient ses rues et ses bâtiments dans tous les quartiers quelle que soit leur richesse.

         Contrairement à la plupart des grandes villes survolées par le ballet des aérostats, Keris n’en comptait que trois. Sa réputation de modernité technique lui interdisait d’être à la traîne sur cette innovation, mais ses tempêtes rendaient fréquemment les vols impossibles et ses aérostats restaient trop souvent amarrés à leur embarcadère sur les toits.

      La manufacture d’Edouard se dessina sur la rive, ordonnée en une demi-douzaine de hangars rectangulaires, entourée d’un mur d’enceinte. Le calme régnait, des ouvriers terminaient de réparer la porte d’un des hangars, certainement celui mentionné par le fidèle du culte. Les affrontements qui venaient d’affecter l’endroit ne laissaient déjà plus comme trace que quelques vitres brisées et une surveillance décuplée, car Théodore doutait qu’un tel déploiement fût habituel.

         Des hommes se tenaient devant chacun des portails d’entrée de l’enceinte, tous fermés. Il y reconnut des agents de sécurité d’Edouard, qui lui servaient de milice, et auxquels s’ajoutaient des ouvriers. Edouard surprotégeait son chantier, devinant sans doute que la police serait occupée ailleurs en ville.

       Le mur d’enceinte ne souffrait d’aucune démolition. Théodore ne trouva aucun accès furtif pour Morgane par les yeux de la mouette. Et si elle connaissait la ville et ses passages secrets mieux que personne, ce n’était pas elle qui avait construit cette manufacture.

         Il fit le tour du hangar qui l’intéressait en volant au niveau des fenêtres. Leur verre granité cachait l’intérieur, et celles brisées avaient déjà été obstruées par des planches. La mouette se posa sur le rebord d’une d’entre elles, mais un rideau intérieur empêchait de voir par les interstices.

         Théodore lâcha le lien. La mouette s’envola.

       Il recouvra la vue alors qu’ils traversaient la cour d’un immeuble, dépassa Victoria et dit quelques mots à Morgane. Ils reprirent la direction du temple, toujours par des passages que Victoria avait peu de chances de connaître, pour qu’elle ne comprenne pas le parcours.

Repassé derrière elle, Théodore considéra avec suspicion les flux qui l'agitaient. Certes, elle suivait la princesse avec curiosité dans les traboules, impatiente de nouvelles découvertes, mais son père se protégeait particulièrement bien des pouvoirs de Morgane et de Théodore, sans même savoir précisément qu'ils en avaient. Il était impossible qu'il devinât ce qu'ils étaient et de quoi ils étaient capables, mais sa méfiance était suffisamment forte pour rendre inutiles leurs visions respectives par eau de mer et par oiseau. Si Edouard savait s'en immuniser, Morgane allait devoir employer des moyens plus appropriés.

​*

         Une odeur de mer saisit Victoria comme elle montait les marches du souterrain. L'ancienne crypte débouchait directement dans le temple, sur une travée de côté. Morgane avait tenu à laisser intacts les verrous et les chaînes qui fermaient les portes en surface, et les avait guidés en sous-sol.

         Le temple se dévoila autour d'eux comme une grotte sous-marine. Les murs érodés ressemblaient à de la roche brute ; depuis les hauts vitraux coulait une lumière bleutée, où la poussière flottait en suspension, comme des courants marins devenus aériens.

ép 4 - vitrail temple.jpg
ép 4 - crabe.jpg

         Théodore expliqua à Victoria qu'une gouttière interne remplie d'eau de mer faisait le tour du temple pour unir tous les fidèles dans la même eau. Il lui désigna son parcours, la rigole de pierre taillée dans les murs à hauteur d’épaule, les gargouilles et les fontaines qu'elle traversait autrefois. Les fidèles y puisaient de l’eau du bout des doigts pour prier leur déesse. Le circuit s'était vidé depuis, mais l'humidité ambiante de Keris gardait l'odeur d'iode et de sel vivace.

         Peu à peu, goutte à goutte, des impressions devinrent familières à Victoria. Elle était déjà venue ici. Il y avait bien longtemps, à l'orée de ses souvenirs d'enfance. Avec ses parents et son frère, lui semblait-il... au milieu d'une assistance nombreuse, englobée d'un bruit ambiant de discussion... Il lui aurait paru impensable, quelques jours plus tôt, que son père ait assisté au culte à la mer, mais puisqu'il lui avait avoué croire à la magie la veille, sa mémoire acceptait de raviver ce souvenir. Ainsi, il y avait eu un temps où il participait activement à ces croyances… lorsque la mer ne lui avait encore rien pris.

         Tout en continuant d'écouter les récits de Théodore, elle s'assit sur un des bancs de pierre qui zébraient de rangées la majeure partie du temple. Elle s’appuya au dossier en forme de conque de coquillage et leva les yeux. Les piliers, d’une irrégularité organique, ondulaient comme des algues, s’évasaient en déployant des motifs de corail arborescent, qui se joignaient en voûtes dentelées. Victoria se souvint qu’elle rejetait ainsi sa tête en arrière lorsqu’elle était petite, pour se perdre dans les méandres des hauteurs. Mais les fragments qui lui revenaient baignaient dans une couleur beaucoup plus chaude.

         « Le temple a toujours été ainsi ? Je suppose qu’il s’est dégradé.

         — On l’appelait le temple du corail, lui répondit Théodore. Il y avait du corail incrusté comme de la mosaïque un peu partout, avec de la nacre. C’est pour cela que le rouge est resté la couleur de la magie. J’imagine que des voleurs l’ont arraché, au fil du temps. »

         Elle se releva et s’approcha des fresques de mosaïque qui ornaient les murs de côté. Théodore lui raconta les légendes qu’elles représentaient. La déesse de la mer y prenait des apparences différentes, de femmes d’origines variées ; bien souvent, son rôle dans la scène dépeinte suffisait à l’identifier, mais dans certaines, elle se mêlait au quotidien des personnages et seule une couronne de corail l’en démarquait. Après toutes les accusations de destruction qu’elle avait entendues de la part de son père, Victoria découvrait les légendes qui la célébraient en tant que bâtisseuse curieuse de la vie humaine. Lorsqu’ils parlaient et se déplaçaient, les sons ne résonnaient pas, le temple les étouffait comme sous l'eau.

         Après lui avoir expliqué suffisamment de particularités sur le temple pour occuper son esprit, Théodore la laissa en observer les détails comme dans un musée, et rejoignit Morgane restée devant la vasque principale où officiait autrefois la prêtresse.

         « Tu avais oublié », lui dit-il.

         Elle ne prit pas la peine d’objecter, sachant qu’il percevait la tempête intérieure qui la bouleversait. Elle revoyait le temple au sommet de sa gloire, rayonnant, débordant de monde, pour elle.

         « Je vois bien ce que tu fais, répondit-elle.

         — Je veux seulement te rappeler ce que tu avais. Ce que tu devrais toujours avoir. Keris est à toi.

         — Elle est aux humains. Je l’ai faite pour eux.

         — Tu ne leur dois rien.

         — Mais c’est ce que j’ai choisi. Alors les tyranniser n’aurait pas de sens.

         — Tu les as laissés libres de t’abandonner, Morgane. »

         Elle laissa glisser son regard à travers le temple déserté. Il avait raison. Elle n’avait jusque-là pas pris conscience de l’étendue de sa perte d’influence. Le temple était fermé depuis longtemps déjà, mais le culte persistait sur certaines plages, et elle s’était promis de mûrir, de grandir en sagesse comme les humains en étaient capables, pour dépasser les instincts tyranniques qui avaient marqué les débuts de sa vie charnelle. Mais voir le temple vide les réveillait. Malgré son effort pour les dépasser, ils lui rappelaient qu’elle n’était pas humaine.

         D’après Théodore, sa nature lui interdisait de renoncer au pouvoir. Elle voulait ne pas être d’accord avec cette idée, mais de retour dans le temple qui l’adulait autrefois, elle sentait quelque chose rugir intérieurement malgré elle, se révolter du choix d’une opinion contre-nature. Avec la fermeture de la plage des Roseaux, elle n’avait plus l’excuse du culte sur les plages pour se rassurer. Et il y avait l’éventail de Victoria.

         Ses yeux s’arrêtèrent sur la jeune femme qui observait les fresques. Il y brûlait une flamme qui ravit Théodore. Tout comme elle avait réussi à éveiller quelque chose en Victoria, il avait ravivé quelque chose en elle, lui faisait retrouver qui elle était.

​*

         La jeune femme était repartie suivre ses cours à l’Institut des océans, et Théodore flânait en ville. Morgane se retrouvait enfin seule, assise sur une plage face à l'horizon, à réfléchir et se concentrer sur ses flots comme elle le faisait souvent.

         Quelque chose n'allait pas. Elle avait l'habitude du mélange de goudron et de poix qui calfatait les bateaux, mais il s'en déversait une grande quantité dans l'embouchure, par le fleuve.

         Un chantier naval souffrait sûrement d'une fuite à cause des affrontements. Mais il n'y avait pas de tel chantier sur les rives du fleuve. D'où provenait cette coulée ?

         Elle laissa de côté les préoccupations qu'avait fait naître sa visite au temple, et centra les sensations de ses flots sur cette anomalie. Le fleuve y mêlait les siens, infiltrant dans la perception de Morgane l'ignorance de l'eau douce, impénétrable à son inquisition. Elle s'efforça de remonter ce flux opaque à sa connaissance, et s'emprisonna peu à peu dans un piège de vide, d'inconnu insurpassable, d'eau hermétique. Submergée, elle ramena brusquement sa perception en eaux salées comme un humain qui reprend son souffle.

         Elle se rabattit sur la coulée de goudron, mais ce mélange familier enduisant les bateaux se trouvait là en quantité bien trop importante pour qu'elle y concentre toute son attention sans en être dégoûtée. Elle s'appuya sur une main pour le supporter.

         Si Théodore, la sachant intouchable par les maladies humaines, s'était trouvé avec elle, il se serait grandement inquiété de ce malaise. Elle relâcha son attention et reprit sa disposition d'esprit habituelle, contente qu'il ne soit pas là pour lui faire encore la leçon. Mais elle ne put s'empêcher d’admettre qu'il aurait raison. La fuite s'ajoutait à d'autres indices, une goutte de goudron qui faisait déborder le vase.

         Elle se leva et marcha sur la plage, le long des vagues, pendant plusieurs minutes. Puis elle se pencha pour ramasser, découvert par le reflux, un crabe gros comme sa tête. Elle le prit dans ses bras comme un bébé, sans aucune précaution contre ses pinces, et il ne chercha pas à s'enfuir ou à la blesser.

         Elle rejoignit un groupe de pêcheurs qui recousaient leurs filets ; elle les y aidait souvent, et leur emprunta un seau pour transporter le crabe de manière plus discrète.

         Elle bifurqua vers la ville et s'enfonça dans les rues. Elle avait gardé la tenue simple qu'elle portait pour passer inaperçue, et couvrit ses cheveux blonds reconnaissables avec son étole. En traversant un marché, elle sortit de sa poche des lunettes de machiniste, les enfila et ajusta l'étole sur le bas de son visage : elle approchait de la villa d'Edouard.

Elle connaissait un peu les lieux, pour y avoir été invitée quelquefois.

         Elle longea les grilles de fer forgé délimitant le terrain, jusqu'au point le plus en retrait, sur un côté du parc, dans une impasse déserte. Délicatement, elle pencha le seau par terre, contre la grille. Le crabe en sortit, se faufila de biais à travers les barreaux, et se cacha dans les fourrés du jardin. Morgane continua son chemin et s'éloigna, retournant vers la mer.

         Alors que les nuages grossissaient au-dessus de lui, le jardin se dodelinait avec insouciance, ses arbres bercés par le vent. Une servante discutait avec un jardinier, devant un massif de roses ; aucun bruit ne venait des rues calmes qui entouraient cette partie du parc, et seul résonnait l'apaisant bruissement des feuilles.

         Le crabe s'aventura hors du buisson, et se réfugia sous un autre. Il le traversa et s'arrêta à son bord pour repérer le trajet jusqu'à la villa. Les humains lui tournaient le dos, aucun chien ou chat n'était en vue ; il avança sur la pelouse, et rejoignit l'abri de broussailles dès qu'il le put. Il progressa ainsi vers la maison, caché, effrayant les passereaux. Dans des herbes hautes, il fit fuir une musaraigne. Il emprunta une plate-bande de fleurs plutôt que de risquer de faire crisser le gravier, atteignit la terrasse et s'engouffra dans la villa par une porte-fenêtre ouverte.

         Morgane reconnut le salon, et dirigea le crabe en passant à l'abri sous les meubles. Entre deux tapis, ses pattes cliquetaient sur le parquet, mais l'activité de la maison se concentrait en cuisine, et personne ne le remarqua. Il accéléra tout de même dans la dernière ligne droite de parquet menant à la salle de la piscine. Et il se jeta dans l'eau.

         Morgane détesta cette très étrange impression de contrôler un animal de son royaume dans une eau qui n'était pas elle-même. Elle se hâta d'amener le crabe à la tuyauterie qui alimentait le bassin.

         Plus tard, lorsque Victoria rentra chez elle pour son cours de natation, un problème de canalisation contraignait à nouveau son père à remplir la piscine d'eau de mer.

Formulaire d'abonnement

©2019 by Terres e-maginaires. Proudly created with Wix.com

bottom of page