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Les Crieurs de feu
Extrait 1
Prologue
Les deux femmes se rejoignirent comme tous les matins sur le chemin pour aller puiser de l’eau. Elles aimaient la tranquillité dont elles profitaient en se levant avant tout le reste du village de Graïa. La fin de l’été restait chaude, et l’aube leur donnait les derniers instants de fraîcheur avant que la chaleur ne l’emporte pour toute la journée.
A la lisière des dernières maisons, à une trentaine de mètres du lac, elles trouvèrent le druide couché dans l’herbe. Il s’était endormi sous les étoiles, comme souvent. Elles le réveillèrent en riant. Le vieil homme marmonna une excuse, se leva en lissant sa longue barbe, s’étira avec une vivacité étonnante pour son âge, et les accompagna sur le chemin.
La lumière encore pâle nuançait de douceur la brume matinale stagnant sur le lac. Seuls le bruissement léger des feuilles et le chant des oiseaux accompagnaient la conversation des trois villageois. Ils descendaient la rive, quand le druide s’interrompit et s’arrêta, l’air surpris, le regard fixé vers le bord du lac, un peu plus loin. Les femmes regardèrent dans la même direction et poussèrent un cri.
Le brouillard leur avait caché une silhouette inhabituelle. Un grand animal pataugeait lentement dans l’eau, sa forme sombre enveloppée dans le voile de brume. Ses contours se discernaient tout de même suffisamment pour qu’ils le reconnaissent.
Son corps faisait la taille d’un grand cheval, mais les ailes qui y étaient rattachées, rappelant celles d’une chauve-souris, lui donnaient beaucoup plus d’envergure. On en voyait rarement, mais par les témoignages de ceux qui en avaient vu, ils savaient qu’il évoquait un lézard géant par sa peau de cuir écailleuse, sa tête pourvue de crêtes sur un cou allongé et sa longue queue. Les femmes poussèrent une exclamation de dégoût. Mais le druide observa avec intérêt le dragon.
Ces animaux ne quittaient le fond des bois ou le vide des grandes plaines pour s’aventurer si près des humains que tenaillés par la faim au plus fort de l’hiver, comme les loups. Naturellement sauvage, il aurait du fuir à l’arrivée des villageois. Il avait visiblement senti leur présence, avait remué, mais restait dans le lac.
Les femmes bougonnèrent contre la créature et allèrent puiser leur eau. Le druide leur dit qu’il ne les raccompagnerait pas et qu’il resterait à observer le dragon. Elles approuvèrent et partirent. Elles savaient que c’était son rôle, défini par son lien à la nature. Il la surveillait et en tirait sa magie.
Quand les habitants suivants arrivèrent pour puiser de l’eau à leur tour ou pour partir pêcher sur le lac, ils avaient été avertis qu’un dragon y traînait, et ils cherchèrent à le voir le mieux possible tout en maugréant contre cet oiseau rare. La brume se dissipait et le révélait peu à peu. Il semblait mal en point. Il ne bougeait presque pas, et s’allongeait parfois entièrement dans l’eau. Les enfants se rassemblaient progressivement autour du druide pour qu’il les instruise sur le sujet comme il ne manquait pas de le faire dès que quelque chose lui en fournissait l’occasion.
« Pourquoi est-ce que le dragon reste, Adévar ? demanda l’un d’eux.
— Il doit être malade.
— Eh bien qu’il ne meure pas dans notre lac, cette saleté, grommela le maréchal-ferrant.
— On pourrait en faire à manger ? continua l’enfant.
— Pff, se moqua un plus grand, la viande de dragon est infecte, tout le monde sait ça. Et trop coriace. C’est comme leur cuir, il est beaucoup trop dur à travailler. Ça n’a vraiment rien pour soi. Si le jet qu’ils crachent pour repousser des ennemis était empoisonné, ça pourrait devenir intéressant, mais même pas, ça sent mauvais et c’est tout.
— On pourrait voler dessus, s’enthousiasma le petit.
— C’est impossible à domestiquer, ces sales bêtes. Ça ne sert vraiment à rien.
— Arrête de parler comme ça, s’énerva-t-il. C’est le plus grand des animaux.
— Seulement avec les ailes dépliées. Et c’est uniquement grâce à leur grande taille qu’ils font des prédateurs dangereux pour les autres, parce que sinon c’est de vrais pétochards ! Ils se cachent tout le temps.
— Alors profite de pouvoir en observer un, le reprit le druide. C’est rare.
— C’est moche. »
Adévar ne put retenir un léger rire : malgré le mépris qu’affichait l’adolescent, il restait à regarder l’animal. Les villageois présents étaient tous pris dans le même mélange de dégoût et de curiosité.
Ils n’approchèrent pas plus, sachant que le druide définissait par sa position une limite à ne pas franchir. Il surveillait le dragon tout autant pour en protéger le village que pour protéger l’animal des habitants qui pourraient s’énerver de le voir traîner.
La brume du lac s’évapora insensiblement en multiples flammèches presque immobiles, d’abord d’un blanc translucide, puis dorées par la lumière qui devenait plus forte comme la matinée avançait. Rien de nouveau ne se produisant, les villageois se lassèrent et retournèrent à leurs occupations les uns après les autres. Au bout de quelques heures, plus aucun ne s’attardait.
Adévar avança alors vers le dragon. Intrigué, il voulait l’observer avant de l’éloigner. Il prit la démarche que les druides connaissaient pour s’approcher des animaux sans les faire fuir. Elle semblait normale à n’importe qui, mais en réalité, elle était étudiée pour manifester du désintérêt envers l’animal, pour qu’il ne se mette pas sur la défensive. Il alla jusqu’à la limite où cela fonctionnait encore, à une douzaine de mètres. Plus près, l’animal n’était plus dupe.
La créature se trouvait de dos et se tourna légèrement vers Adévar, qui remarqua que ses mouvements étaient ralentis. L’ouïe surentraînée, il put entendre que le dragon respirait difficilement. Les dernières volutes de brume l’enlaçaient comme s’il fumait, et empêchèrent le druide de trouver trace d’une blessure.
Il fit quelques pas de plus, entrant dans l’eau froide du lac : soit l’animal partirait, et ne serait plus un problème, soit il serait trop faible pour fuir, et Adévar pourrait mieux le voir, comprendre ce qui lui arrivait.
Le dragon se tourna de profil. Adévar pensa qu’il était trop fatigué pour bouger plus vite. Puis il croisa son regard.
La créature le fixait de biais, sans ciller, avec dans son œil rien de l’inquiétude habituelle à l’approche des humains.
Les druides savaient que les dragons possédaient une intelligence différente de celle des autres animaux, et ils ne partageaient pas le mépris populaire envers ces créatures qui suscitaient, au mieux, une curiosité un peu écœurée. Ils les connaissaient mieux. Si les dragons fuyaient les humains, c’est qu’ils avaient compris qu’ils étaient impitoyables. Ils discernaient mieux les choses que les autres, et agissaient avec plus de prudence, la grande taille conférée par leurs ailes s’avérant bien souvent handicapante dans la forêt.
Et Adévar savait que ce dragon n’aurait pas dû le regarder de cette façon. Il comprit qu’il ne le ferait pas partir tant qu’il verrait cette lueur dans son œil.
Il entreprit de le contourner pour examiner l’autre côté.
Le dragon balaya alors l’espace près de lui d’un coup de queue, aspergeant le vieil homme et troublant la brume.
Ayant tourné la tête pour éviter l’eau, Adévar remarqua du mouvement derrière lui. Un groupe d’une dizaine de personnes était arrivé là où il se tenait un peu plus tôt. Il reconnut le seigneur du fief accompagné de plusieurs soldats. Il remonta la rive jusqu’à eux et les salua.
Le seigneur avait entendu parler de la bête et venait trouver le druide pour savoir s’il y avait lieu de s’inquiéter de quelque chose d’anormal.
« S’inquiéter, non... répondit Adévar, il ne bouge pas... Anormal, en revanche, oui, c’est certain... Il est sûrement malade ou blessé.
— Mais il ne fuit pas ? Il va se laisser mourir ici ?
— C’est possible.
— Il nous encombrera. Surtout dans le lac, on ne peut pas le laisser se décomposer dans notre eau. Et tout le monde a mieux à faire que s’occuper d’une carcasse aussi grande. Il doit repartir en forêt. »
Il se tut pour le laisser donner son avis. Le druide savait qu’il devait répondre vite. Le seigneur Reynal Maaku n’aimait pas laisser traîner les choses et prenait ses décisions rapidement. Il s’impliquait souvent dans l’exécution des ordres qu’il donnait, et portait pour cela des vêtements lui permettant d’intervenir sur-le-champ dans toutes sortes de situations, s’habillant rarement de façon aussi riche qu’il aurait pu le faire. Ses cheveux sombres étaient toujours attachés, ses yeux noirs dardaient un regard vif sur les choses.
« Ce serait plus prudent d’attendre encore un peu, conseilla Adévar. Ça peut paraître curieux, mais j’ai ressenti qu’il ne voulait pas partir tout de suite. Il se pourrait qu’il soit prêt à se défendre.
— Contre des humains ? s’étonna Reynal, sachant que ce n’était pas dans le caractère des dragons.
— Une sorte de saute d’humeur, je suppose, sourit le vieil homme. Son naturel va bien revenir, attendons simplement un moment plus favorable. Je le surveille et je vous ferai signe. »
Reynal soupira. Ses hommes et lui pouvaient sûrement venir à bout de la défense du dragon fatigué. Mais ils se prendraient tout de même certainement des coups dangereux de la part d’un si grand animal ; comme le proposait le druide, il était moins risqué d’attendre un moment de faiblesse pour le repousser. Il pensa à ses hommes et se décida.
« D’accord. Signalez-nous également si vous constatez qu’il décide en fait de s’installer là pour mourir, on interviendra de même. »
Ils observèrent Adévar retourner près du dragon. Puisque celui-ci avait voulu le repousser quand il avait tenté d’en faire le tour, il s’assit à la limite qu’avait acceptée l’animal, au bord de l’eau.
Ils attendirent longtemps. L’après-midi était bien avancée et le druide ne décelait toujours aucun signe de décision de la part du dragon.
Il n’y avait plus de brume sur le lac, et il le voyait suffisamment bien pour reconnaître un spécimen adulte au point culminant de sa maturité. L’animal ne pourrait plus continuer à prendre en force, il ne pourrait désormais que vieillir et s’affaiblir.
Il bougeait à peine et semblait ruminer quelque chose, si cela était possible. Sa respiration devenait plus régulière mais plus lourde, comme celle de quelqu’un sous le coup d’une colère froide. Il était certainement blessé, mais si Adévar avait d’abord cru que le dragon s’en trouvait affaibli au point de peut-être se laisser mourir, il s’apercevait à présent qu’il reprenait au contraire des forces.
Mais il ne quittait pas l’eau.
Les habitants qui repassèrent par là par hasard s’étonnèrent de l’y trouver encore. Ils restèrent à nouveau à observer, reformant un groupe de curieux comme le matin. Mais cette fois, il ne s’agissait plus seulement de s’étonner, mais de s’indigner.
Ils ne voulaient pas de ce nuisible. Ils se rassemblèrent plus nombreux que le matin et pressèrent Reynal de les en débarrasser. Il leur dit qu’il se rangeait à l’avis du druide, pour la sécurité de tous.
Au bout d’un moment, le dragon remarqua l’attroupement. Il tourna la tête dans leur direction en laissant résonner, gueule fermée, un grondement guttural.
Adévar s’en inquiéta naturellement, mais toute son attention se concentra sur le deuxième œil de l’animal que son mouvement de face lui laissait voir pour la première fois, et qui confirmait sa supposition.
Une coupure le balafrait à l’horizontale. Mais l’avancée de sa cicatrisation indiquait qu’elle remontait à plusieurs jours, peut-être une semaine. Et elle n’était pas assez grave pour expliquer ce comportement.
Adévar se leva en même temps que le dragon se tournait complètement face au groupe de villageois à distance, et il se décala pour regarder le côté qui lui était resté caché jusque-là.
Une blessure bien plus importante l’affectait du flanc au cou en passant par l’épaule, une brûlure qui avait noirci son cuir et fait tomber quelques écailles sous lesquelles transparaissait le rose de la chair. Cette blessure-là était toute récente.
C’était sûrement la raison pour laquelle il était venu dans le lac.
Adévar ne ressentit qu’un instant la satisfaction d’avoir compris. Une autre question le tarauda aussitôt : comment s’était-il fait cela ?
Un nouveau grondement sourd vibra dans la gorge du dragon. De l’œil qui lui restait, il fixait un regard mécontent vers le groupe de villageois et de soldats qui échangeaient avec de plus en plus d’animation et de bruit.
La curiosité inquiète qui monta en Adévar ne fut pas pour eux, mais pour l’animal. Il écouta alors plus son devoir de gardien de la nature que celui de magicien au service des hommes. Il chercha Reynal des yeux : il était occupé à discuter avec les habitants et ne le voyait pas.
Adévar tendit une main vers l’animal et adopta une attitude rassurante, par des gestes doux et des chuchotements d’apaisement. Il parvint à capter son attention, et constata que le dragon comprenait bien son intention.
Il le quitta et rejoignit à nouveau le groupe de villageois. Dès qu’il le vit venir vers eux, le seigneur Reynal Maaku accourut au-devant de lui.
« Alors ?
— Il n’aime pas votre bruit. Il va sans doute repartir bientôt.
— C’est parfait, pourquoi faites-vous cette tête ?
— Il lui est arrivé quelque chose d’anormal. J’aimerais avoir l’avis de l’alchimiste. »
Surpris, Reynal resta un instant à le regarder pour s’assurer d’avoir bien compris.
« Je ne vois pas comment un dragon aurait pu se brûler comme il l’a fait, insista le vieil homme. S’il y a un feu aussi important quelque part, s’il se passe quelque chose d’inhabituel dans la nature, je dois le savoir. Magaé pourra m’en dire plus sur le genre de feu qui l’a blessé. Je sais bien qu’elle est occupée dans les villages voisins, mais j’aimerais que quelqu’un aille la chercher et l’amène ici, à Graïa, si cela vous convient.
— Je me dois d’écouter vos conseils, mais je vais vous le dire sincèrement : le temps qu’elle arrive, j’espère bien que le dragon sera déjà parti. On ne va pas le retenir exprès pour que vous puissiez faire vos observations. »
Il fit signe à un de ses hommes et le chargea de ramener l’alchimiste. Le soldat enfourcha sa monture et partit au galop.
Adévar retourna près de l’animal, qui montrait de plus en plus de signes d’impatience sans pour autant quitter le lac.
Celle des villageois montait également. Reynal n’aimait pas les mouvements de groupe comme celui qui commençait à se former, et en temps normal, il aurait dispersé les habitants. Mais puisqu’il y avait une chance que le bruit chasse le dragon sans que personne ne prenne de risque, il ne les renvoya pas chez eux et se contenta de les enjoindre au calme régulièrement, leur expliquant que le druide avait la situation en main, sachant que ce n’était pas suffisant pour les faire taire pour de bon. Il évitait un débordement mais ne taisait pas le bruit. Il l’entretenait savamment.
Une heure plus tard, le messager revint en informant que l’alchimiste aidait à un accouchement et qu’elle ne pourrait donc pas venir avant un moment.
Quand l’après-midi toucha à sa fin, l’agacement général gagna Reynal. Ils avaient suffisamment attendu. Les villageois voulaient rentrer chez eux pour les dernières tâches de la journée, mais refusaient qu’une telle bête souille leur lac et leur terre plus longtemps. Reynal comprenait leur sentiment, et trouvait que lui-même avait mobilisé ses hommes plus longtemps que nécessaire pour un tel problème. D’autres plus importants les requéraient sûrement ailleurs.
Il laissa la moitié de ses soldats contenir les habitants, et descendit la rive avec les autres. Les villageois crièrent de joie et les encouragèrent bruyamment.
Adévar se retourna et comprit que le seigneur Maaku avait perdu patience.
« Du nouveau ? demanda Reynal en le rejoignant.
— Pas vraiment… il est de plus en plus agité.
— Nous aussi, ça tombe bien. Toutes mes excuses mais votre tête-à-tête est fini. Aidez-nous à le chasser d’ici, maintenant. »
Le druide savait qu’avec ce ton-là, la discussion n’était plus envisageable.
Il leur signala jusqu’où ils pouvaient s’approcher du dragon tout en gardant la possibilité de se dégager rapidement d’un coup d’aile ou de queue. Il avança en premier pour attirer son attention du côté de la rive. Reynal et ses hommes entrèrent dans le lac pour le pousser vers le rivage et la forêt avec leurs lances et leurs épées. Mais il ne réagit pas comme ils s’y attendaient.
Il ne les fuyait pas, il les contrait. Il leur fit face, tournant le dos à Adévar qui ne put donc pas capter son attention. Il montra les dents et piétina sur place, ne leur cédant aucun terrain. Ses grondements se faisaient de plus en plus fréquents, jusqu’à devenir une sorte de roulement continu.
Ils ne s’en effrayaient pas car ils pensaient qu’il ne se montrerait pas plus agressif, quand Reynal remarqua l’expression soucieuse du druide.
Adévar écoutait attentivement le dragon. Il ne grondait pas comme il l’aurait dû, le son n’était pas normal. Il lui semblait plus encombré, comme si sa gorge ne parvenait pas à grogner pleinement. L’animal ouvrait la gueule plus grand que nécessaire et fournissait visiblement plus d’efforts que d’habitude pour ne finalement produire qu’une sorte de vrombissement rauque.
« Qu’y a-t-il ? cria Reynal.
— Je crois qu’il essaie de cracher contre nous mais qu’il n’y arrive pas.
— Tant mieux, non ?
— De toute façon le jet n’est pas dangereux, ce n’est pas le problème. Ce qui m’inquiète, c’est qu’il s’acharne à rester malgré cela. »
Le dragon déplia subitement ses ailes, les obligeant à s’écarter. Les extrémités en étaient coupantes comme des griffes. Ils eurent un instant l’espoir qu’il s’envolerait.
Il ne fit que balayer l’espace autour de lui pour éloigner les soldats.
Reynal lança alors un signal. Les dragons n’avaient quasiment jamais à se battre grâce à leur grande taille, et ce manque de combativité les faisait décamper à la moindre difficulté. Reynal et ses hommes comptaient là-dessus pour le faire fuir en lançant une véritable attaque. Ils se ruèrent sur lui en criant.
Il décrivit de nouveaux cercles avec ses ailes, grondant de plus belle.
Les soldats passèrent par-dessous pour le harponner de leurs lances. Il tenta de les mordre tout en rétractant ses ailes, mais ils furent plus agiles. Il tourna sur lui-même pour les éviter, faisant basculer dans l’eau ceux qui devaient reculer. Il s’était légèrement éloigné de ceux de l’autre côté, et pencha alors sa tête pour les cogner avec la crête de pointes hérissées sur son crâne et qui parcouraient son long cou.
Ils se plaquèrent dans l’eau pour l’éviter. Le dragon y plongea la tête et mordit au hasard. Reynal sentit le claquement de la mâchoire près de lui. Il se releva le plus vite possible et courut tout contre l’épaule de l’animal, où il ne pourrait pas le mordre, et frappa de la pointe de l’épée. Il s’aperçut que le dragon était grandement brûlé, et appela ses hommes.
« De ce côté, il est blessé ! »
Attaqué au point faible que constituait sa brûlure, le dragon avait relevé sa tête de l’eau, ruisselant, babines retroussées sur les dents. L’eau perla par gouttes étincelantes sinuant dans le dédale des pointes de sa crête et de ses larges écailles de cuir comme s’il exhalait d’innombrables petits diamants.
Il se tourna vers les hommes qui le harcelaient de coups de piques, mais il ne pouvait pas les voir : ils l’assaillaient par son côté borgne. Il recula.
Ils suivirent en restant plaqués le plus possible contre lui pour qu’il ne puisse pas les atteindre, et ils le déplacèrent ainsi vers la rive.
Le dragon recommença à tourner sur lui-même pour s’arracher aux hommes qui s’agrippaient à lui, mais ils le frappaient désormais suffisamment fort pour le faire bouger dans la direction qu’ils voulaient.
Ils sortirent enfin de l’eau, remontant sur le rivage. Les cris d’encouragement des villageois se transformèrent en hourras de victoire. Ils parvinrent à l’amener à l’orée de la forêt qui bordait le lac, mais le dragon était plus à l’aise dans ses mouvements sur terre que dans l’eau qui le ralentissait, et devant sa pugnacité anormale, le druide conseilla de ne pas plus l’irriter. Ils se replièrent et se déployèrent le long du lac pour l’empêcher d’y retourner.
Les villageois poussèrent des exclamations de dépit. « Dans la forêt ! », exigeaient-ils comme l’animal restait sous les frondaisons sans s’y enfoncer.
Mais, pour mécontent qu’il paraissait, à tourner comme une bête en cage et ne s’arrêter que pour gronder avec le cou tendu, il ne revenait pas vers le lac.
« Vous croyez qu’il a compris ? » demanda Reynal au druide.
Adévar ne répondit pas. Il observait le dragon avec une expression particulièrement soucieuse.
« Maître ? le rappela Reynal.
— Oui, je pense qu’il vous craint désormais. Mais c’est moi qui ne comprends pas. Qu’il veuille rester dans l’eau à cause de sa brûlure n’explique pas qu’il se soit défendu ainsi. Il n’avait qu’à s’éloigner sur une autre rive du lac où on ne l’aurait pas ennuyé. Mais non, il a préféré nous tenir tête. Cette agressivité est une anomalie.
— Ça vous inquiète ? demanda-t-il en croyant que le druide, à cause de sa fonction, pensait d’abord au bien-être de l’animal.
— Cela m’inquiète, oui, et surtout pour vous, précisa-t-il en devinant la pensée du seigneur. Est-ce que votre manœuvre était aussi facile que ce à quoi vous vous attendiez ? »
Le visage de Reynal se décomposa sous le coup porté à son orgueil. Il devait reconnaître qu’attaquer le dragon s’était révélé plus dangereux que prévu. En y repensant, il prit conscience que ses hommes et lui avaient même de la chance de s’en être si bien sortis. Ils avaient senti de bien près ses crocs claquer et le tranchant de ses ailes siffler, et ils ne devaient qu’à leurs protections de soldats de n’avoir pas été transpercés par les pointes acérées de sa longue crête.
« Même s’il ne pose plus de problème dans l’immédiat, je continue de le surveiller, annonça le druide.
— Plus de problème ? » s’interrogea tout haut Reynal en se tournant vers les villageois qui n’étaient satisfaits qu’à demi.
Il réfléchit un instant et se décida rapidement. Il dit au druide qu’il avait raison, à ses hommes de garder le lac contre le dragon, et aux villageois de rentrer chez eux.
Il leur expliqua que le souci principal étant de préserver l’eau, le problème était réglé. Et ils n’avaient pas à s’inquiéter de se trouver encombrés d’une carcasse sur leurs terres puisqu’ils savaient que l’animal n’était pas mourant. A ceux qui voulaient qu’il reparte se terrer au fond de la forêt, Reynal répondit qu’il refusait de renvoyer des hommes affronter ce que le druide lui-même appelait une agressivité anormale.
Ils se dispersèrent peu à peu sous ses injonctions et celles des soldats qui étaient restés pour les empêcher d’approcher.
Reynal et ses hommes passèrent la nuit sur place pour s’assurer que tout se passe bien. Les deux groupes qu’il avait formés parmi ses soldats se relayèrent au cours de la nuit pour surveiller le dragon. Ils dormirent dans la grange la plus proche, tandis que le druide restait dehors comme il le faisait souvent.
Le dragon grondait moins, mais le calme nocturne le laissait mieux entendre. Il se fit malgré tout plus silencieux à mesure que la nuit avançait. Il continuait en revanche de faire les cent pas à la limite de la forêt, et aucun des soldats ne le vit dormir à aucun moment.
Le village avait retrouvé sa tranquillité quand l’alchimiste Magaé arriva enfin, et dans l’obscurité, elle n’aurait pas remarqué le dragon si Reynal et Adévar n’avaient pas été là pour l’accueillir et lui exposer la situation.
Elle était si fatiguée que quand ils lui désignèrent l’animal, la seule chose qu’elle pensa, enfin au calme, fut qu’elle appréciait de prendre une pause dans un endroit si paisible, et que le reflet des étoiles dans le lac lui plaisait beaucoup.
Ils remarquèrent son épuisement, elle avait même libéré ses cheveux, encore bien sombres pour sa cinquantaine d’années, alors que les alchimistes les protégeaient toujours par un tissu enroulé en turban ou un court chapeau plat.
Comme ils ne pouvaient de toute façon pas voir grand-chose de nuit, ils reportèrent au lendemain l’examen du dragon, s’il se trouvait encore là. Elle dormit chez des fermiers à qui Reynal avait demandé de garder un couchage au cas où elle arrive tard.
La nuit fut sereine, d’une douce tiédeur.
Mais le petit matin réveilla tout le village par un son atroce.
La lumière du jour pointait à peine, les deux villageoises qui d’habitude se levaient les premières dormaient encore et furent cette fois réveillées en même temps que tout le monde. Une sorte de rugissement, de déchirement rêche et désespéré avait brusquement retenti, arracha les habitants au confort de leurs rêves et leur serra le cœur de frayeur pendant de longues secondes avant qu’ils réalisent qu’ils se trouvaient en sécurité chez eux. Des oiseaux s’envolèrent des arbres et des granges.
Il y avait dans ce bruit à la fois l’aigu du feulement, le rauque d’une gorge cassée, un frottement comme celui de flammes d’incendie avivées par une tempête, tout cela retentissant à travers le village comme si mille corbeaux hurlants perchés sur tous les toits avaient décidé de s’égosiller à mort.
La chose se prolongea pendant un moment, comme un roulement de tonnerre. Puis s’essouffla et se tut. Et reprit aussitôt, de la même façon.
Les villageois étaient alors déjà parfaitement réveillés, même s’ils se demandaient ne pas faire un cauchemar, et, ne supportant pas une horreur pareille, se levèrent aussitôt, tous en même temps.
C’était physique, ils frémissaient à la puissance d’un tel bruit. Les enfants se précipitèrent en pleurant vers leurs parents, les chiens se mirent à couiner.
Les habitants sortirent de chez eux en levant le nez en l’air pour voir ce qui se passait. C’était à nouveau une magnifique journée d’été.
Le bruit s’arrêtait et reprenait, avait des modulations de cri animal. Il englobait le village comme le faisait la radieuse lumière du soleil, et dissonait tant avec la beauté du jour que la situation paraissait surréelle. C’était bizarre, incongru, ça n’avait rien à faire là.
Les villageois se tournèrent vers leur voisin pour demander s’il savait ce que c’était. Cette étrangeté bousculait leurs idées. Certains se souvinrent tout de même du dragon.
Tous étant sortis d’un même mouvement instinctif, le mot circula vite entre eux, et ils se dirigèrent ensemble vers le lac. L’alchimiste Magaé se mêla au groupe.
Le dragon était si agité que les villageois s’en effrayèrent bien plus que la veille, et que les soldats n’eurent cette fois pas à leur rappeler de ne pas approcher. Ils laissèrent passer l’alchimiste, éberluée de ce qu’elle voyait, qui rejoignait le druide. Lui-même avait reculé, ainsi que les soldats au bord de l’eau.
A une heure si matinale, la brume, dense comme un brouillard sur le lac, s’élevait aussi, plus légère, de l’herbe de la rive, et le dragon paraissait baigner dans un voile de vapeur. C’était bien lui qui poussait ces cris que personne n’aurait imaginé entendre un jour.
Le druide raconta à Reynal et Magaé que l’animal, sans s’endormir pour autant, s’était calmé au cours de la nuit, mais qu’il s’était remis à s’agiter deux heures plus tôt environ, piétinant dans un espace réduit, se secouant comme pour se débarrasser de quelque chose, remuant comme s’il se débattait de douleur. Il avait souvent tendu le cou et ouvert grand la gueule pour crier, mais aucun son n’était sorti, jusqu’à cet affreux rugissement.
Il hurlait désormais de toutes ses forces, plus fort que ce qu’aucun druide n’en aurait cru capable quelque être vivant que ce fut.
Tous comprenaient qu’ils assistaient à quelque chose d’exceptionnel, mais s’ils étaient surtout pris par la frayeur de l’incompréhension, ce n’était pas le cas de Magaé, qui était fascinée. Elle voulait s’approcher et Adévar dut l’en dissuader.
Il mugit ainsi durant plusieurs minutes. Ils regardaient sans rien oser faire.
Ses rugissements se firent progressivement moins longs et moins forts. Il sembla s’apaiser un peu, comme si crier avait été une sorte de libération, se contentant désormais de gronder sourdement.
Il continuait cependant de fixer les villageois avec une telle intensité qu’ils le sentirent même à distance. S’il n’avait pas été un animal, ils auraient pu lui croire une volonté propre, une intention réfléchie.
Il ne faisait désormais que grogner, mais il approcha lentement de quelques pas, troublant la brume au ras du sol.
Ils s’indignèrent autant qu’ils s’effrayèrent d’une telle insolence, et ils en appelèrent alors à leur seigneur et ses soldats. Ils réclamèrent la mort de la créature. Leurs cris attisèrent l’agacement de l’animal, qui grondait de plus en plus. Adévar entendit nettement qu’il ne s’agissait plus du son normal d’un dragon.
Malgré leur peur, quelques villageois plus résolus proposèrent à Reynal d’accompagner ses hommes pour former un groupe plus nombreux afin d’achever la bête. Il refusa et leur défendit d’approcher, pour leur sécurité.
Cet ordre ne fit qu’aviver leur colère. C’était leur village. Une chose aussi infâme qu’un dragon avait la priorité sur leurs terres ? Les chassait de chez eux ?
Il répondit qu’il ne voulait pas les mettre en danger et qu’il ferait venir d’autres soldats pour régler définitivement le problème, mais ses paroles se perdirent dans les protestations et ne furent pas entendues. Il s’aperçut avec angoisse qu’ils étaient trop énervés pour être raisonnés, trop nombreux pour ses soldats, et qu’il se ferait certainement dépasser s’il persistait à vouloir tenir la situation ainsi. Il regretta que son petit fief ne profite pas du savoir-faire d’un mage, qui pourrait tenter d’envoûter l’animal… ou même les villageois.
Adévar ressentit son inquiétude. Il parvint à lui obtenir plus de calme. Il se dirigea simplement vers le dragon une nouvelle fois. Quand ils remarquèrent l’initiative de leur druide, ils se turent.
Ils auraient escorté d’office n’importe qui d’autre, mais Adévar était le seul à savoir comment l’approcher, et la simple présence d’un villageois ou d’un soldat aurait ruiné ses efforts. Ils ne savaient pas ce qu’il avait en tête, puisqu’il n’avait pas réussi à le faire partir quand il était moins menaçant, mais ils respectaient trop ses décisions pour l’interrompre.
Il retint l’attention de l’animal également, qui s’arrêta face à lui en baissant la tête à sa hauteur. Ses grondements se firent moins forts, mais persistaient. Il ne montrait aucun signe de peur et l’observait avec une sorte de concentration, de curiosité hostile, la lueur sauvage qu’Adévar avait remarquée dans son regard brillant plus fort que jamais.
Le druide prit soudain conscience d’une chose qu’il mit un instant à comprendre. Insensiblement, en quelques secondes à peine, son attitude maîtrisée se relâcha alors malgré lui.
Proche du dragon, il distinguait nettement les fines volutes diaphanes qui flottaient en spirales autour de sa tête. Il avait d’abord cru qu’il s’agissait des caresses de la brume s’accrochant aux choses qui venaient la troubler. Mais il constatait qu’elles provenaient des narines de l’animal. Et malgré l’humidité de la brume, elles dégageaient une odeur de brûlé. C’était de la fumée.
Une sensation de vide avait gagné ses muscles et son esprit, le figeant sur place. Il se trouvait face à quelque chose d’impossible auquel il ne voulait pas penser.
Le cri, l’attitude, la respiration, l’odeur, le regard de la créature avaient changé. Adévar pensait connaître les dragons comme tous les autres animaux, mais il se rendait compte qu’il avait là affaire à quelque chose de nouveau.
Il crut lui déceler une expression de satisfaction. Il reprit conscience de lui-même et s’aperçut qu’il ne se tenait plus comme il l’aurait dû pour maintenir le calme de l’animal. Le dragon avait senti sa peur.
Il se détourna alors du druide et, l’ignorant désormais, continua de quelques pas vers les villageois.
Leur colère reprit aussitôt. Ceux qui, pendant ce temps, étaient allés chercher de quoi se défendre, dépassèrent les soldats et s’avancèrent à sa rencontre. Reynal et ses hommes tentèrent de retenir les autres, qui s’encourageaient entre eux pour intervenir.
L’agitation du groupe et les provocations lancées par les villageois qui approchaient échauffèrent le dragon. Il recula sa tête comme pour prendre son souffle. Adévar reconnut le mouvement qui précédait le crachat du liquide nauséabond et, se méfiant désormais de tout venant de la créature, voulut en informer les hommes et leur recommander la prudence. Il n’en eut pas le temps.
Le dragon tendit brusquement le cou et cracha un jet de feu.
Seuls les villageois atteints crièrent. Les autres se turent d’étonnement et de terreur. La créature gémit également et recula d’un bond brusque, abasourdie elle aussi.
Tous, dragon, villageois, soldats, restèrent un moment sans rien faire, à se demander si cela avait bien eu lieu, pendant que la fumée montait dans l’air, et que les hommes touchés par le feu se précipitaient dans le lac.
Le dragon secoua la tête tout en mâchonnant dans le vide et en soufflant des naseaux pour se débarrasser du goût de brûlé. Il n’était pas blessé par le feu qui avait jailli de lui, seulement secoué de ce qui lui arrivait.
Les proches des brûlés initièrent le premier mouvement. Ils se ruèrent vers le lac pour aider leur ami, leur mari, leur père, leur frère.
Les voyant arriver dans sa direction, le dragon cracha à nouveau, par réflexe. Il projeta à nouveau de longues flammes.
C’était cette fois par dissuasion, et il s’arrêta en se ramassant sur lui-même dès que le feu surgit. Personne ne fut touché.
Mais ils sortirent tous de leur torpeur, et ceux qui n’avaient pas encore bougé retrouvèrent les moyens de réagir. Reynal ordonna de se replier à l’abri. Certains villageois obéirent et fuirent, mais la plupart étaient déjà emportés par la rage et s’élançaient en décrivant un cercle autour du dragon en brandissant haches, machettes, lances de chasse.
Reynal et ses hommes se joignirent à eux sans plus chercher à les faire reculer. Il fallait tenter désormais d’organiser l’assaut. Reynal avisa ceux qui portaient des arcs et leur dit de viser le dessous de l’animal, où le cuir était plus fin. Il rabattit tout le monde du côté borgne du dragon, indiquant le flanc déjà blessé pour frapper à ce point sensible.
L’animal, encore déboussolé de ce qui lui arrivait, réagit de façon désordonnée. Les villageois parvenaient déjà à l’atteindre de flèches et de lances quand il se défendit enfin.
Il cracha une fois de plus un jet enflammé, pendant un court instant seulement car il n’aimait visiblement pas cela. Les brûlures furent moins nombreuses et moins graves. Les hommes se méfiaient désormais, évitaient de se trouver face au dragon et bougeaient en permanence pour ne pas se trouver dans sa ligne de mire. Ils avaient pu esquiver plus facilement ce jet de flammes, seuls quelques vêtements prirent feu, et les touchés se jetèrent immédiatement dans l’eau du lac.
Les assaillants s’élancèrent au plus près du dragon sans perdre un instant. Les premiers réussirent à le frapper de coups d’épée et de hache, sans parvenir toutefois à atteindre son cou, qu’ils voulaient trancher et qu’il tenait à la verticale.
Il se tordit et fouetta l’air de sa queue, jetant quelques hommes à terre. Les dures écailles de cuir leur résistaient, mais ils le blessèrent aux ailes et à son flanc fragilisé.
Il accepta finalement le feu qu’il portait en lui, et cracha violemment, au hasard, un long jet enflammé de ce côté où il ne voyait pas et où s’acharnaient ses agresseurs.
Il leur fut plus difficile d’échapper à celui-là. La plupart se ruèrent dans le lac. Certains ne purent pas y aller à cause du feu qui les forçait à se coller au corps du dragon, et ils rampèrent sous lui pour se rendre de l’autre côté. D'autres avaient été touchés de plein fouet par le feu, et tombèrent sans plus bouger.
Une lance, projetée par un soldat debout dans le lac, toucha un point de la brûlure du flanc où les écailles de cuir étaient parties, et atteignit directement la chair qui se trouvait à découvert. Le dragon rugit en reculant, bousculant et écrasant quelques hommes.
Dans son cri, il relevait la tête, et les archers en profitèrent pour cribler de traits sa gorge au cuir moins épais. La plupart des flèches se brisèrent, mais certaines se plantèrent dans son cou. Elles n’étaient pas logées assez loin dans sa chair pour l’abattre ni pour le blesser gravement, mais suffisamment pour qu’il recule encore.
Les hommes ne lui laissèrent dès lors aucun répit. Les archers tirèrent en permanence. On confia les lances à ceux qui savaient les projeter et qui visèrent des points sensibles. Archers et lanciers tiraient à la tête dès qu’il menaçait de cracher à nouveau, permettant aux autres, menés par Reynal, de se rapprocher et de le combattre à l’épée, à la hache ou autre arme blanche, se concentrant sur le point faible que constituait son côté borgne.
Ils ne purent empêcher quelques nouveaux jets de feu et de nouveaux blessés, mais ils forçaient le dragon à s’interrompre assez vite et purent le blesser suffisamment pour qu’il fatigue, s’exaspère, et finisse par s’éloigner subitement à une bonne distance, s’arrachant d’un coup à leurs attaques.
Les hommes qui se sortaient bien du combat, emportés par l’action, s’étaient lancés après lui pour continuer, et Reynal dut les rappeler. Ils prirent conscience de ce qu’ils avaient réussi à accomplir, et du danger qu’il y avait à poursuivre à si peu. La plupart des assaillants étaient blessés, et un nombre non négligeable pour un tel village étaient morts. Ils les rejoignirent près du lac et restèrent en alerte, ne sachant pas s’ils l’avaient chassé pour de bon.
Il grondait sur un rythme essoufflé, et piétinait fébrilement sur place, épuisé. Il s’arrêta pour rugir dans leur direction, puis cracha à nouveau du feu vers eux. Mais il ne pouvait plus les atteindre, c’était une barrière qu’il posait pour qu’ils ne l’approchent plus, une manière de se défouler en crachant plus longtemps que toutes les autres fois.
Quand il eut terminé, il se dirigea vers la forêt à reculons, pour garder l’œil sur eux. Il ne fit demi-tour qu’une fois parvenu sous les frondaisons, et s’enfonça dans les bois.
A l’endroit où avait eu lieu l’attaque, la fumée du feu avait remplacé le voile de brume. Des cadavres brûlaient. Les plaintes des blessés retentirent. Les autres les aidaient ou bien gardaient le regard fixé vers les arbres sous lesquels le dragon avait disparu, tâchant de comprendre ce qui venait de se passer.
Adévar et Magaé, aussi ahuris qu’eux, approchèrent pour s’occuper des blessés. Dès qu’il les vit, Reynal accourut vers eux, furieux.
« Qu’est-ce que ce sortilège ? cria-t-il. Expliquez-moi ! »
Ils se regardèrent d’un air hébété.
« Mais… c’est la première fois que nous voyons une telle chose, comme vous… répondit Adévar.
— C’est un maléfice de sorcier ? demanda-t-il avec emportement.
— Je n’ai jamais entendu parler d’une magie capable de cela.
— Moi non plus, ajouta l’alchimiste.
— Alors qu’est-ce qui est arrivé à ce dragon ? Vous devez bien avoir une idée ! »
Ils n’en avaient aucune. Ils cherchaient dans leurs connaissances ; de toute l’Histoire, personne n’avait jamais mentionné d’animal crachant du feu. Mais devant l’expression à la fois désemparée et furieuse de leur seigneur, ils ne voulurent pas avouer qu’ils étaient, sur le sujet, aussi ignorants que n’importe qui d’autre.
« Peut-être une maladie, proposa le druide. Nous devons comprendre, savoir ce qui lui est arrivé et si cela risque de se reproduire avec d’autres. Je pars le retrouver et l’observer. Il est blessé, doit avoir du mal à voler, et il brûle sûrement certaines choses sur son passage sans le vouloir : je n’aurai pas de difficulté à suivre sa trace.
— Très bien. Quand partez-vous ? Voulez-vous être escorté ?
— Le temps de rassembler quelques affaires et j’y vais. Sans escorte, car l’observation requiert de la discrétion. »
Reynal approuva, et Adévar s’éloigna. Puis le seigneur se tourna vers Magaé pour l’écouter à son tour.
Elle ne répondit pas tout de suite. Elle aurait pu rétorquer que le plus urgent était de soigner les blessés, mais son regard s’attardait sur les points où du feu brûlait encore.
C’étaient les cadavres encore en flammes autour desquels les villageois se lamentaient. Ils y versaient de l’eau qu’ils avaient puisée avec leurs chaussures, ne supportant pas la vision de ce feu infâme, comme s’il s’agissait pour eux de continuer à combattre le dragon.
L’un se trouvait proche d’eux. Magaé comprit pourquoi ce feu attirait son regard. Elle s’en approcha et s’accroupit devant.
Un villageois arriva avec de l’eau.
« Attendez, l’arrêta-t-elle d’un geste. Le feu n’est pas normal », annonça-t-elle à Reynal qui l’avait suivie.
Intrigué, il se pencha au-dessus.
« Laissez-moi l’éteindre ! s’écria le villageois offusqué de leur curiosité.
— Non, j’ai besoin de l’examiner. Il faut l’entretenir », répondit-elle.
Le villageois en eut le souffle coupé d’indignation.
« Nous allons juste allumer une torche, trancha Reynal. Puis nous vous aiderons à l’éteindre. »
Prouvant sa parole, il se rendit au lac puiser de l’eau, pendant que Magaé ramassait une branche et y enroulait un morceau de tissu.
Dès que le feu y prit, Reynal et le villageois versèrent l’eau sur le cadavre. Ils se rendirent à nouveau ensemble au lac pour recommencer, et le firent autant de fois que nécessaire. Reynal prit ensuite le temps d’adresser quelques paroles de sympathie à l’homme avant de revenir à Magaé.
« Qu’est-ce que ce feu a de particulier ? lui demanda-t-il.
— C’est ce que je vais chercher. Le druide part étudier l’animal, et l’alchimiste son feu.
— Mais qu’est-ce que vous y avez repéré d’anormal ? Tous les combustibles donnent des flammes différentes.
— Il n’éclaire pas. Il assombrit. »
Reynal eut un instant de stupeur et de perplexité mêlées.
« Croyez-moi. J’ai l’œil. Il fait jour donc vous ne vous en apercevez pas bien, je vous le montrerai en atelier. Et il vaut mieux que je m’installe ici, à Graïa, pour réaliser mes recherches, car le feu risque de s’éteindre dans le trajet jusqu’à chez moi.
— D’accord, on vous trouvera quelque chose. Prenez d’abord le temps de jeter un œil aux blessés et de donner vos instructions à plusieurs personnes qui s’occuperont d’eux pour que vous puissiez examiner ce feu. De mon côté, j’enverrai un message d’alerte aux villages voisins. »
Ils firent le tour de l’endroit pour organiser les soins aux blessés et aux morts. Les flammes qui subsistaient sur le lieu furent éteintes les unes après les autres, et tous regardaient avec un air de plus en plus féroce la torche qui se retrouva bientôt le seul feu à flamber encore.
Les habitants, leur seigneur et ses soldats retournèrent enfin au village, portant leurs blessés et leurs morts. Magaé marchait devant, avec sa torche. En temps normal, elle se serait aperçue qu’il aurait mieux valu ne pas placer ce feu devant les yeux de ceux qu’il avait tant affectés, et elle se serait mise à l’arrière du groupe ; mais ces flammes captaient toute son attention.
Elle y discernait de nombreux détails et caractéristiques inattendus, et marchait presque hypnotisée. Elle tenait dans ses mains une chose exceptionnelle, et l’inquiétude que cela lui inspirait le disputait à l’enthousiasme de la découverte. Elle comprenait que quelque chose de nouveau avait émergé dans la nature.